Peut-on être wittgensteinien ? Le geste des Recherches philosophiques d'après la préface de 1945

Résumé

Sur l’irréductibilité de la pensée de Wittgenstein.

Présentation menée dans le cadre du cours d’Holger Schmid sur Wittgenstein, Lille-3, L3 Philosophie, 2013-2014. Peut-on être « wittgensteinien » ? Le geste des Recherches Philosophiques d’après la préface de 1945.

« Souhaité-je voir mon travail continué par d’autres plutôt qu’un changement dans la manière de vivre qui rende toutes ces questions superflues, cela n’est pas du tout clair pour moi. » (1947)

Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, p.79

Wittgenstein se refuse à être classé, enfermé dans une école, ce qui met déjà en doute la valeur de l’adjectif paradoxalement courant de « wittgensteinien ». On admet traditionnellement « deux » Wittgenstein – comme plusieurs Heidegger, comme si le parcours d’un philosophe se devait de suivre un modèle parfait et pyramidal – : le premier correspondant au Tractatus logico-philosophicus, le second correspondant aux Recherches philosophiques. Si nous sommes plus qu’incités, ne serait-ce que de par sa forme, à concevoir une réelle unité dans le contenu du Tractatus, nous pouvons émettre des doutes quant à l’unité des Recherches. Les Recherches connaissent une longue période d’écriture – l’auteur les décrit comme étant « les sédiments de [ses] recherches philosophiques des seize dernières années »1 – allant de 1929 – le « retour à la philosophie » de Wittgenstein – à 1945 – date de la préface de l’édition finale ; les dates extrêmes de cette période nous semblent constituer, à elles seules, deux bases d’études supplémentaires. On trouve de grandes différences entre le « brouillon » de la préface des Recherches écrit en 1930, et la version de 1945 ; il serait même peu sérieux de dire que l’auteur a pu écrire plus ou moins la même chose, sans changement significatif, au bout de ces quinze années plus que particulières. Cela se ressent notamment dans les influences explicites – le texte de 1930 déborde de l’influence de Spengler – et également dans le sentiment vis à vis de la publication de l’ouvrage. Si Wittgenstein se retourne sur son Tractatus, il reste à voir si oui, et de quelle manière, il a pu se retourner sur ses Recherches entre 1930 et 1945, afin d’éclaircir quelque peu ce que peut être le geste de ce livre dans l’état dans lequel nous le connaissons. Notre travail va consister en l’analyse des thèmes communs à la préface du Tractatus, à celle de 1930 et à celle de 1945, afin d’en dégager les variations sur ces thèmes communs, tout comme les nouvelles directions prises par Wittgenstein entre 1918 et 1945. Nous procèderons, ainsi, en trois points correspondant aux trois préfaces, prises dans l’ordre chronologique.

Il nous apparaît judicieux de commencer par l’analyse de la préface du Tractatus. Elle présente l’avantage d’être brève – plus que celle de 1930 ou de 1945 – et très structurée ; de plus, cette structure présente certaines similarités avec celle des deux autres, et dont la comparaison sera utile. Wittgenstein commence par réduire le cercle de ses lecteurs, dans une formule pessimiste : « *Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées – ou du moins des pensées semblables *»2. On retrouve le même ton pessimiste quelques paragraphes plus loin : il est « *bien loin en deçà du possible *»3 d’avoir le mieux exprimé les pensées en question. Ce premier ensemble, mélange d’auto-dépréciation et de pessimisme vis-à-vis de soi et de son travail, forme une sorte de constante à travers les trois préfaces. La même formule introductive sert le début du brouillon de 1930 – « Ce livre est écrit pour ceux qui sont en amitié avec l’esprit dans lequel il a été écrit »4 –, et l’ensemble réapparaît plus ou moins dans la version de 1945 – « Il n’est pas impossible [que le public] *revienne à ce travail, en dépit de son insuffisance et des ténèbres de ce temps, de jeter quelque lumière dans tel et tel cerveau ; mais cela n’est à vrai dire guère probable *»5. Nous verrons cependant que cette dernière occurrence porte un sens différent. Un des éléments particuliers de la préface du Tractatus est la formulation claire et tranchée de son sujet et de sa thèse : il s’agit de « *tracer une frontière *»6 entre sens et non-sens, de montrer que « *tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement *»7 ; de même, Wittgenstein fait preuve d’une assurance assez radicale – qui contraste avec l’auto-dépréciation que nous avons mentionné – pour ce qui est de la « *vérité des pensées *»8 exprimées dans son livre. Le Tractatus prétend avoir « *résolu les problèmes *» 9: en cela, il se constitue en partie comme une fin, un but atteint. En traçant la frontière entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas l’être, il se présente comme ayant tout dit, comme ayant dit tout ce qu’il y avait à dire. Il ne laisse pas la place à la succession : par quoi pourrait-il être complété ? Wittgenstein laisse la possibilité que d’autres puissent *« venir qui feront mieux *»10, mais cela se limite à l’expression des pensées. On suppose que ces éventuels successeurs auront compris le Tractatus : ils n’auront donc pu, en fin de compte, que mieux exprimer des « *pensées semblables *»11. La relative présomption singulière de cette préface ne se retrouvera pas dans les deux autres. Wittgenstein va en revanche conserver, semble-t-il, jusqu’à la fin de sa vie, son pessimisme et sa tendance à l’auto-dépréciation. Si nous voulions résumer le tout en un terme, ce serait celui de frontière. L’ensemble du Tractatus est une figure – au sens géométrique – close, et qui, malgré les réserves qu’émet son auteur, affirme avoir atteint la clarté. La direction qu’il a prise est indépassable. Il n’y a plus de recherche philosophique après le Tractatus, précisément parce qu’il se présente comme le Traité Philosophique. Que pourrait-on trouver de neuf après que tout ce qui pouvait être dit a été dit ?

En 1930, Wittgenstein est dans une tout autre situation. Douze ans après son premier livre, il a acquis une certaine célébrité, au point que de nouveaux « courants » s’en réclament. C’est, par exemple, le cas du Cercle de Vienne, dont Wittgenstein a refusé le rapprochement. Celui qui n’admettait qu’un cercle de lecteurs réduit ne peut que se méfier de cette notoriété qui le placerait presque en fondateur ou en chef d’école – rappelons que la Tractatus écarte la possibilité de disciples, ne se présentant pas comme un « *ouvrage d’enseignement *». C’est donc une nouvelle fois par un avertissement que débute le texte, mettant en garde le lecteur au sujet de la compréhension du livre, réduisant, comme pour le Tractatus, le cercle de lecteurs des Recherches. La préface de 1930 se distingue des autres par les concepts particuliers qu’elle utilise : « *Ce livre est écrit pour ceux qui sont en amitié avec l’esprit dans lequel il a été écrit *»12. Ce terme d’esprit revient plusieurs fois dans les remarques de la même période : « *Le danger d’une longue préface, c’est que l’esprit d’un livre doit s’y montrer et ne peut y être décrit. Car si un livre n’est écrit que pour le petit nombre, cela se traduira justement par le fait qu’un petit nombre seulement le comprendra. Le livre doit faire automatiquement le départ entre ceux qui le comprennent et ceux qui ne le comprennent pas. *» 13; très vite, on s’aperçoit que ce terme est lié à celui de civilisation : « … cette civilisation [européenne et américaine] est peut-être le contexte nécessaire de l’esprit de ce livre, mais qu’ils n’en ont pas moins des buts différents »14. Ce que les traducteurs ont traduit par esprit correspond au terme allemand Geist dans la version originale. On est en droit de trouver étrange l’utilisation de ce mot, et de se demander ce que Wittgenstein entend précisément par là – est-ce par exemple, une sorte « d’esprit du temps » ? (Zeitgeist) –. On trouvera peut-être un éclaircissement dans d’autres remarques : « le cercle de mes pensées est peut-être encore plus étroit que je ne le soupçonne »15. On peut concevoir que Wittgenstein et ceux qui comprennent son livre ou ses pensées forment un cercle ; ce « cercle de pensée »16 est sans cesse réduit ou considéré comme étroit par l’auteur lui-même, et ce, avons nous dit, déjà dans le Tractatus. L’esprit dont parle Wittgentsein, c’est peut-être ce cercle de compréhension, de pensées. Un nouveau terme fait son apparition dans la deuxième phrase de la préface : « Cet esprit, je crois, est autre que celui du courant principal de la civilisation européenne et américaine »17. L’esprit pourrait-il ainsi se dessiner également comme un courant de pensée, une école ? Dans ce cas, se situe Wittgenstein ? Si il n’est pas dans le « courant principal de la civilisation européenne et américaine », à quoi correspond ce courant auquel il s’oppose ? « L’esprit de cette civilisation, dont l’industrie, l’architecture, la musique, le fascisme et le socialisme de notre temps sont l’expression, est étranger à l’auteur, qui n’a point de sympathie pour lui »18. Wittgenstein ne vise peut-être pas un « courant » particulier, mais plutôt l’atmosphère de compréhension de ces éléments ; il ne se situe pas dans un accord avec ces expressions – l’industrie, l’architecture, etc… –, ce qui ne signifie pas que l’esprit de ses pensées se situe hors du contexte dans lequel il est. Il n’est pas question de refuser la musicalité de la musique moderne, mais plus simplement de ne pas être en accord avec elle en tant que musique. En positionnant son livre dans un autre « esprit » que l’esprit commun de la civilisation occidentale, Wittgenstein refuse qu’on le situe dans le paysage culturel de son temps, que ce soit comme « grand philosophe », ou « chef de file » d’une école de pensée. On trouvera une autre expression plus tardive de cette antipathie pour « l’esprit de la civilisation » occidentale dans son rapport à la philosophie « professionnelle » : « *Je ne puis fonder une école parce que je ne veux pas vraiment être imité. En tout cas pas par ceux qui publient des articles dans des revues philosophiques *»19, « les mains dans lesquelles [mon livre] *va tomber ne sont pas, pour la plupart, celles dans lesquelles j’aimerais le voir. Puisse-t-il – c’est le souhait que je forme pour lui – être bientôt entièrement oublié des journalistes-en-philosophie, cela lui vaudra peut-être d’être réservé à une meilleure race de lecteurs *»20. On ne peut pas à la fois comprendre et être en accord avec les Recherches, et être dans « l’esprit » américain et européen, être journaliste-en-philosophie ou philosophe professionnel : « *Que je sois compris ou apprécié du savant occidental typique, cela m’est indifférent, car il ne comprend pas l’esprit dans lequel j’écris *»21, ou encore : « *mon but est autre que celui des savants, et la façon dont ma pensée se meut est différente de la leur *»22. Soulignons, enfin, l’influence principale de cette préface. Le Tractatus et la préface de 1945 comprennent toutes deux un paragraphe dédié à leurs influences : en 1918, Wittgenstein adresse une reconnaissance à Russell, en 1945 à Ramsey et Sraffa. Ce paragraphe n’est pas rédigé en 1930, mais il nous serait aisé de combler ce manque par le nom de Spengler. En effet, le discours qu’y tient Wittgenstein, mêlé de conceptions dérivées de Hegel et des termes de culture, civilisation, esprit, ainsi que d’un rejet de la civilisation du progrès – « *notre civilisation est caractérisée par le mot ‘progrès’ *»23, évoque un point de vue conservateur que l’on retrouve chez Spengler. Nous savons également que Wittgenstein a lu Le déclin de l’occident à la même époque, et cite Spengler dans une liste de noms en 193124. Force est de reconnaître que cette préface est plus que débordante de l’influence de Spengler ; la version finale de 1945 est méconnaissable dans ce brouillon. Il est intéressant de constater que Wittgenstein conserve quand même quelques thèmes qui lui restent propres : encore une fois, ce cercle réduit de lecteurs – *« J’écris donc proprement pour des amis qui sont dispersés aux quatre coins du monde *»25 –, mais également un rapport à la clarté – « *La clarté elle-même ne fait encore que servir une telle fin, au lieu d’être à soi-même la fin. Pour moi au contraire, la clarté, la transparence, est à elle-même sa propre fin *»26. L’enjeu est maintenant le suivant : entre ce brouillon « spenglerien » de 1930 et la préface de 1945, peut-on constater des changements, des retournements ? Si le Tractatus avait la singularité de la thèse, la préface de 1930 celle de l’esprit singulier, quelle sera celle de la préface de 1945 ?

La structure introductive commune à la préface du Tractatus et à celle de 1930 a disparu dans la préface de 1945. Wittgenstein n’éloigne plus d’emblée une partie de ses lecteurs, ne réduit plus en premier lieu le cercle de compréhension de son livre. La première phrase de la préface, au contraire, introduit le terme de sédiments : « *Les pensées que je publie dans les pages qui suivent sont les sédiments de mes recherches philosophiques des seize dernières années *»27. Les Recherches sont un dépôt, une accumulation de « *remarques *»28. Si la préface est datée de Janvier 1945, on peut tout de même poser de sérieux doutes sur le fait que Wittgenstein ait pu ou non en retravailler certains éléments. Certaines remarques de 1948 et de 1949 font écho à son contenu, et sont parfois désignés directement comme étant destinés à « *la préface *» – c’est le cas de la remarque sur les « journalistes-en-philosophie »29 – ; nous pouvons rapprocher le terme de sédiments avec celui de semences et de récoltes : « Dans le domaine de l’esprit, une entreprise, la plupart du temps, ne peut avoir de continuateur. Et même ne le doit-elle pas. Ces pensées fertilisent le sol pour une nouvelle semence »30, « *Il y a des remarques qui sèment, et des remarques qui récoltent *»31. Les Recherches ne posent pas de thèse, ni un sujet déterminé ; mais elles ont une forme – « *Je les ai toutes rédigées en de courts paragraphes sous forme de remarques *»32 et un but – la fertilisation : « *Je souhaiterais que ce que j’ai écrit (…) incite, si possible, tel ou tel à développer des pensées personnelles *»33. La forme de ces remarques est entièrement assumée par Wittgenstein, une nouvelle fois pour des raisons de fertilité : « *j’ai compris (…) que ce que je pourrais écrire de meilleur ne consisterait jamais qu’en des remarques philosophiques, car mes pensées se paralysaient dès que j’allais contre leur pente naturelle et que je les forçais à aller dans une seule direction *»34. Les éléments de la préface de 1945 sont donc essentiellement d’ordre méthodologique : on ne sait pas vraiment de quoi les Recherches parlent – « *Elles portent sur de nombreux objets (…) et bien d’autres choses encore *»35 –, et se présentent comme le résultat de nombreuses hésitations, de nombreux changements – « *Au départ, mon intention était de rassembler tous ces matériaux en un livre de la forme duquel je me suis fait, à différents moments, des représentations différentes *»36 ; mieux encore, ce résultat ne tient pas de la forme finie pour l’auteur lui-même – « *J’aurais volontiers produit un bon livre. Le sort en a décidé autrement ; et le temps est révolu qui m’aurait permis de l’améliorer *»37. Les Recherches sont en tout et pour tout un lit de semences diverses jetées dans une terre hasardeuse, et dont la seule attente est qu’il en pousse quelque chose. Nous constatons également l’apparition de termes touchant à l’esthétique : des « *esquisses de paysage *», le « *parcours *» au sens quasi-visuel d’un domaine de pensées – le terme de domaine rappelle d’ailleurs celui de cercle ou d’esprit – et surtout ceux de tableau et de dessinateur. C’est ici qu’un extrait des Remarques mêlées prend tout son sens : « *L’étrange ressemblance d’une recherche philosophique (…) avec une recherche esthétique. (Par exemple, ce qui ne va pas dans tel vêtement, ce qui serait seyant, etc. *»38. Les Recherches sont des tableaux de la main de Wittgenstein, dont il n’a fait que retoucher ce qui n’allait pas. Les Recherches portent ainsi pour élément singulier la fertilité et la retouche. Mais est-ce pour autant une direction différente de ce que nous pouvions trouver en 1930, et même dans le Tractatus ? Nombreux sont les remarques et les concepts développés sous l’influence de Spengler : la représentation synoptique39, les airs de famille… Nous dirions aujourd’hui, avec le recul, qu’il aurait été assez maladroit d’écrire le nom de Spengler dans cette préface, mais il n’est pas certain que sa présence en soit pour autant réellement occultée. Le lecteur peu soucieux du détail qui aura survolé cette préface se dira sûrement que les « *ténèbres de ce temps *»40 font écho à la date d’écriture de la préface (1945). Mais il n’est absolument pas certain qu’il s’agisse des ténèbres de la guerre et du fascisme qui durent alors depuis des années en Europe. Ce serait, de la part de Wittgenstein, une prise de position politique peu courante chez lui. On peut parcourir l’ensemble des Remarques mêlées, et ne trouver, à aucun moment, une quelconque prise de position en rapport avec l’actualité, et ce, même en 1933, 1938, ou 1945 – le nom de Hitler n’y est mentionné en tout et pour tout qu’une seule fois. Nous avons en revanche des éléments pour appuyer l’interprétation des ténèbres de ce temps comme étant ceux-là même dont il était question en 1930 : la civilisation occidentale déclinante, du progrès, du fascisme, du socialisme et de la musique moderne. Ce serait d’ailleurs la raison évidente pour laquelle « *il n’est à vrai dire guère probable *» que les Recherches puissent éclairer « *tel ou tel cerveau *». C’est encore la même thématique de 1930 qui revient lorsque Wittgenstein énonce les raisons de la publication de son livre : « *je ne pouvais pas ignorer que les résultats auxquels j’étais parvenu (..) avaient été fréquemment mécompris et qu’ils circulaient sous une forme plus ou moins édulcorée et mutilée *»41. La motivation de Wittgenstein, son rapport à son temps et à son époque reste, sur ce point, identique en 1930 comme en 1945 : il est ici question de faire de la propagande pour un style de pensée contre un autre style de pensée qui le dégoûte42, qui, sans doute, correspond à « l’esprit européen et américain ». En revanche, il est essentiel de constater que la place laissée, en 1930, aux termes de culture, d’esprit, et de civilisation, ainsi qu’aux dérives hégéliennes de Spengler, est ici réduite à néant. Comme nous l’avons souligné, si ce n’est l’allusion aux ténèbres de ce temps, Spengler n’apparaît que dans certains concepts récurrents qui tiennent seulement à la méthodologie – la représentation synoptique par exemple. Nous pouvons donc penser que Wittgenstein suivait une tendance à « vouloir faire du Spengler » en 1930, qui tenait alors plus de l’imitation, et dont il s’est détourné depuis. D’autres thématiques de l’époque, comme celle de la judéité – thématique, il est vrai, très viennoise avec Kraus ou Weininger – n’ont plus trouvé leur place dans les Recherches. Enfin, pour ce qui est du Tractatus, décrit comme l’ancienne manière de pensée, il en persiste tout de même quelques éléments en 1945. Premièrement, dans le but : si les Recherches espèrent jeter quelque lumière dans tel ou tel cerveau, le Tractatus espère avoir réussi à dire le plus clairement possible – le « mieux exprimé » – tout ce qui peut être dit clairement. Wittgenstein est toujours à la recherche de la clarté43. Mais, au moins dans la préface, cela s’arrête là. L’exclusion catégorique d’une partie des lecteurs s’est ici apaisée, pour faire place à cet espoir réellement étonnant – d’après ce qui a été lu jusqu’ici – d’inciter tel ou tel à développer des pensées personnelles44. Cela ne signifie pas exactement la même chose que « *puissent d’autres venir qui feront mieux *»45. Il n’est plus question de ne pouvoir que mieux exprimer des pensées semblables ; nous attendons au contraire ici de nouvelles pensées, des pensées différentes, qui seraient l’expression de la fécondité des Recherches. C’est, à nos yeux, en cet espoir singulier par rapport aux deux autres textes étudiés ici que réside l’élément essentiel de la préface de 1945, et donc des Recherches telles que nous les connaissons ; il est l’expression à la fois de la fertilité – les remarques lancées comme des semences – et de la retouche – voir ce qui ne va pas (les ténèbres) pour tenter de faire mieux.

En conclusion, nous pensons avoir abouti à quelques éclaircissements, bien qu’il reste encore des éléments de préface non étudiés – les citations introductives par exemple, ou le « déni de propriété » de la part de Wittgenstein vis à vis du contenu du Tractatus comme de celui des Recherches. Le parcours d’un philosophe n’est jamais une suite logiquement parfaite : ainsi, « classer » Wittgenstein, ou même se réclamer de lui comme on se réclame d’une « école » serait la preuve d’une mécompréhension totale de son geste. Nous avons pu constater que les directions qu’il a prises en 1918, 1930, et 1945 – ou, d’après les doutes que nous avons exprimé quant à l’exactitude de cette date, jusqu’à la fin de sa vie – ne sont toujours que des retournements, des variations, des ajouts, des parcours compliqués. Il est vraisemblable que Wittgenstein ne conçoive pas d’unité dans son propre parcours, autre que celle de la recherche, unité qui consiste justement dans le retournement, la variation, la retouche. La fertilité espérée par Wittgenstein exige donc qu’on regarde au delà de la prétendue « propriété » d’un auteur – d’ailleurs rejetée par lui-même – et qu’on se permette de retoucher, de varier. On ne peut pas être « wittgensteinien », précisément parce que ce que Wittgenstein souhaite, c’est que l’on sorte de « LUDWIG WITTGENSTEIN » pour pouvoir faire des recherches philosophiques.

Références des éditions utilisées

– Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, collection « TEL » n°311, 2009.

– Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, T.E.R, 1990.

– Ludwig Wittgenstein, Recherches Philosophiques, Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie », 2004

– Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Gallimard, 1971.


  1. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.21 ↩︎

  2. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.31 ↩︎

  3. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p. 32 ↩︎

  4. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.17 (1930). Nous indiquerons entre parenthèses, pour les citations des remarques mêlées, l’année de rédaction de la remarque en question. ↩︎

  5. L.Wittgenstein, Recherches philosophiques, p.23 ↩︎

  6. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.31 ↩︎

  7. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.31 ↩︎

  8. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.32 ↩︎

  9. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.32 ↩︎

  10. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.32 ↩︎

  11. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.31 ↩︎

  12. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.17 (1930) ↩︎

  13. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.19 (1930) ↩︎

  14. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.20 (1930) ↩︎

  15. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.81 (1947) ↩︎

  16. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.22 (1931) : « Quand je dis que mon livre n’est conçu que pour un petit cercle (si l’ont peut appeler cela un cercle)… » ↩︎

  17. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.17-18 (1930) ↩︎

  18. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.18 (1930) ↩︎

  19. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.79 (1947) ↩︎

  20. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.84 (1948) ↩︎

  21. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.18 (1930) ↩︎

  22. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.19 (1930) ↩︎

  23. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.18 (1930) ↩︎

  24. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.32 (1931) ↩︎

  25. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.18 (1930) ↩︎

  26. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.18 (1930) ↩︎

  27. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.21 ↩︎

  28. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.21 ↩︎

  29. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.84 (1948) ↩︎

  30. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.96 (1948) ↩︎

  31. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p.98 (1949) ↩︎

  32. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.21. Le terme de remarques revient de façon intéressante dans les Remarques mêlées, p.85 (1948) « Je pense à Kraus et à ses aphorismes, mais aussi à moi-même et à mes remarques philosophiques ». ↩︎

  33. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.23 ↩︎

  34. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.21 ↩︎

  35. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.21 ↩︎

  36. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.21 ↩︎

  37. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.23 ↩︎

  38. L.Wittgenstein, Remarques mêlées, p .39 (1936) ↩︎

  39. Entre autres, les §5, §122, et §593 des Recherches↩︎

  40. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.23. Notons une résonance de ces ténèbres dans les §5 et §97/ ↩︎

  41. L.Wittgenstein, Recherches Philosophiques, p.22 ↩︎

  42. Ce sont les termes utilisés par Wittgenstein (rappelés par nous de mémoire) dans une leçon sur l’esthétique de 1938 dans Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, édité par C.Barrett en 1966. ↩︎

  43. Le thème de la clarté revient de façon assez radicale dans le §133, mais doit être mis en discussion avec notre citation introductive (Remarques mêlées, p.79 (1947): « Souhaité-je voir mon travail… »). ↩︎

  44. Sur cette liberté laissée au lecteur, voir aussi Remarques mêlées, p.97 (1948) « Ce que ton lecteur peut faire lui même, laisse-le lui ». ↩︎

  45. L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, p.32 ↩︎