Sartre : Aller et retour

Résumé

Travail de synthèse demeurant utile pour toute découverte de la phénoménologie de Sartre.

Jean-Paul Sartre, Aller et Retour, 1944

Aller et retour est à la fois une réponse et un prétexte : c’est une réponse attendue de Sartre à Brice Parain (la correspondance et les carnets de Sartre font quelquefois référence à Parain), et un prétexte pour traiter du langage, ce qui s’avère être dans la continuité de l’œuvre Sartrienne. La conclusion de ce long texte, dans laquelle Sartre expose successivement ses remarques générales sur le langage, comporte trois points essentiels : une critique de l’objectivité du langage, de la compréhension, qui s’inscrivent toutes deux dans l’optique d’une libération de la conscience par rapport au langage. Le troisième point rejoint les thèses de l’Être et le Néant, en rapportant le langage à l’être-pour-autrui. Il conviendra, également, après avoir traité ces trois éléments, de situer le texte dans l’œuvre de Sartre, de souligner son importance dans celle-ci, si il doit en avoir une.

Le premier constat de Sartre est que le mot s’incarne dans différents aspects. Je peux, par exemple, lire, entendre, ou dire le mot de « grésil ». Ce sont trois « événement individuels », trois phénomènes du même mot. Rigoureusement, ces phénomènes, ces aspects, sont des sensations. Ce n’est pas au mot de grésil lui-même que nous avons affaire ici, mais à un de ses aspects. Il faut donc, en premier lieu, chercher est le mot de « grésil », si il n’est pas dans ses aspects. En étudiant de plus près ces aspects du mot, nous en dégageons deux caractères, propres à ces aspects : ils ont un caractère « spatial », en tant qu’ils peuvent être dans l’écoute, dans le parlé, dans le lu ; et un caractère temporel, en tant qu’ils sont pris dans le temps : j’ai lu ce mot hier, je l’entends aujourd’hui. Le mot de « grésil » échappe à ces deux paramètres : c’est le même mot que j’entends, lis, ou dis ; et c’est le même mot auquel j’ai eu affaire hier et que je retrouve aujourd’hui. Le mot ne s’arrête pas au phénomène, et ce dernier n’est donc pas un « événement absolu ». La réalité du mot échappe à la condition phénoménale : elle est « intemporelle » et « inétendue ». On retrouve ici la structure d’un objet : le langage a une objectivité. Une des thèses de Parain consiste à assimiler le langage au fondement de l’objectivité. Si il y a une objectivité du langage, quel est son fondement ? Sartre admet que nommer une chose lui confère une certaine stabilité, une certaine permanence : c’est cet argument qui sert la thèse de Parain. Ainsi, l’objectivité du mot devrait être établie en « nommant » le mot : ce même mot devrait cependant être nommé à son tour, et nous tombons sous l’argument du troisième homme. Le langage serait paralysé dans ce nommage infini, et, par conséquent, disparaîtrait. L’objectivité du langage ne peut donc pas provenir du langage lui-même.

Il y a une identité physique des mots : « le mot se présente à moi comme un corps, au milieu d’une foule d’autres corps. ». Cette singularité physique est-elle suffisante à stabiliser le mot, à le rendre objet ? Sartre souligne la nécessité de reconnaître le mot. Reconnaître un mot, c’est « le stabiliser, l’identifier dans le flux des phénomènes », « établir un lieu synthétique d’identification » entre différents moments. L’identité physique ne suffit effectivement pas à rendre compte de l’identité du mot au travers du temps. Il illustre ce constat avec l’exemple d’un encrier. L’encrier possède une identité externe, certes ; mais la seule identité physique me ferait voir autant d’encrier que de phénomènes de cet encrier : au lieu de voir, aujourd’hui, le même encrier qu’hier, j’y verrais un deuxième encrier. Le langage serait donc impraticable, paralysé cette fois ci par le sur-dédoublement des mots : autant dire que, sans mémoire, il n’y aurait pas de langage.

Le langage apparaît, dans ces premiers constats, comme ne pouvant pas se suffire à lui-même : il ne peut fonder sa propre objectivité. Qu’en est-il, pourtant, du fait de nommer des objets ?

Un nom est le nom de quelque chose. Le langage ne constitue pas la chose – ce qui reviendrait, dans le cas contraire, à dire que le langage confère au monde son objectivité -, pour la simple raison qu’il faut constituer, auparavant, la chose comme un ensemble indépendant, comme une singularité dans le flux des phénomènes. Nommer un objet constitue à regrouper, en une même synthèse, l’ensemble singulier qu’est la chose, et le mot qui la nomme. Sans cette constitution de la chose, le nom ne pourrait être que le nom de rien. En un mot, le nom universalise, mais doit être « universalisé » pour y parvenir. Le mot « faim » fixe certes la sensation dans le « flux désordonné de mes impressions actuelles » ; mais la sensation de faim elle-même doit être située, en tant qu’impression singulière.

C’est en rendant compte de la compréhension d’un mot que Sartre souligne le primat de la conscience. On retrouve la même démarche que dans l’Être et le Néant concernant la connaissance : « Savoir » n’est rien sans « savoir qu’on sait » ; ce « savoir qu’on sait » n’est qu’une formulation imparfaite de « conscience de savoir ». L’acte de « savoir » nécessite donc une « conscience de savoir » comme fondement, sans quoi toute connaissance « tomberais dans la nuit ». Le même schéma est transposé au niveau de la compréhension : pour comprendre, il faut avoir conscience de comprendre, sans quoi il n’y aurait plus de compréhension du mot, et donc, à nouveau, plus de langage. Il y a un rapport direct entre ma compréhension et ma conscience de comprendre, ce qui signifie que rien ne s’intercale entre les deux. Ainsi, ma compréhension n’est pas prisonnière des mots, ce qui amène Sartre à parler de « silence de la conscience ». Ce non-enlisement dans le langage se retrouve dans certains passages de La nausée : « *Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l’expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m’emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence. J’avais beau me répéter : « C’est une racine » - ça ne prenait plus » (p.185). L’expérience de Roquentin, dans La nausée, c’est justement une expérience des choses, de l’existence, qui échappe aux noms ; les mots se dégonflent : « Noire ? J’ai senti le mot qui se dégonflait, qui se vidait de son sens avec une rapidité extraordinaire. Noire ? La racine n’était pas noire, ce n’était pas du noir qu’il y avait sur ce morceau de bois – c’était… autre chose : le noir, comme le cercle, n’existait pas *» (p.185). Il y a une expérience des choses, du monde, qui échappe au langage.

Ainsi, notre état premier est celui d’un silence, je suis un silence, et je suis ce par quoi il y a un langage et un monde. C’est l’aboutissement d’une première démarche, qui consiste à libérer la conscience de l’emprise du langage : il n’est ni au fondement de l’objectivité, ni « intercalé » entre la conscience et la compréhension. Il reste à se demander, en fin de compte, où se trouve le langage, une fois relégué au rang le plus secondaire qui soit ? Il n’est tout simplement pas l’affaire de l’homme seul ; et c’est de l’homme seul qu’il a été question jusqu’ici : les références possibles à La nausée en témoignent plutôt bien. Le problème du langage ne peut prendre une consistance qu’avec la prise en considération d’Autrui : ainsi s’explique l’introduction de l’Autre à ce moment du texte.

Le dernier point essentiel de son commentaire porte sur l’autre, pas assez présent, selon lui, dans l’œuvre de Parain. La question est de savoir qui prime, entre le langage et autrui. Si le langage est premier à l’autre, cela signifie qu’autrui apparaît quand je le nomme. Autrui, c’est à dire celui qui comprends mes mots, est alors dépendant de mes propres mots : ainsi « les prétendues interventions d’autrui ne sont que des réactions de mon langage sur mon langage ». Cela revient à « parler tout seul ». Les mots me donnent une impression toute contraire : ils m’échappent en ce qu’ils sont compris par autrui ; il est dans la structure même du langage le fait d’être compris par une liberté qui n’est pas la mienne, par un autre pour-soi. C’est donc plutôt l’autre qui fonde la structure du langage, et non pas le langage qui fonde l’autre. Dans cette conception, le problème de l’origine du langage disparaît : il ne se pose que dans le cas d’un homme fondamentalement tourné vers lui-même, vers son propre silence ; Pourquoi se serait-il mis à parler ? En revanche, dans le cas d’un homme qui existe par l’autre et pour l’autre, le langage devient sa structure essentielle, ce qui amène Sartre à conclure que « je suis langage ». Il réexpose une thèse contenue dans l’Être et le Néant, selon laquelle le langage est l’être-pour-autrui. « Une subjectivité s’éprouve comme objet pour l’autre. Il n’est pas nécessaire de l’inventer [le langage]*;il est déjà donné dans la reconnaissance de l’autre *». Sartre étend à ce moment-là le langage au-delà de la parole articulée : le langage consiste en tous les phénomènes d’expression, et en dégage ainsi une définition : le langage n’est rien d’autre que l’existence en présence d’autrui. Autrement dit, le langage, c’est l’être-pour-autrui.

Cet aboutissement conduit Sartre à renverser le problème : il n’y a pas de problème du langage, mais plutôt un « problème d’autrui ». C’est autrui, et non le langage, qui « s’intercale entre moi et moi-même », qui fait ce que je suis, moi, dans le monde, « beau, laid, ou méchant », qui constitue en fait le seul moi qui soit, qui possède à lui seul le secret de mon essence. Je ne suis pas prisonnier de mes expressions, du langage, mais du regard d’autrui ; j’en suis prisonnier précisément parce qu’autrui, en tant qu’être-pour-soi -au même titre que moi- est libre. C’est autrui, et non le langage, qui fonde le « problème du langage ».

Ce texte a été écrit en février-mai 1944, et constitue une réponse aux Recherches sur la nature et les fonctions du langage, livre de Brice Parain, publié en 1942. Il se situe donc après l’Être et le Néant, publié en 1943, qui traitait déjà du langage, parmi d’autres attitudes possibles en face d’autrui – la séduction par exemple. Avec la conférence intitulée Conscience et connaissance de soi, il s’agit d’un des derniers textes à teneur phénoménologique de Sartre ; un aboutissement, donc, des travaux effectués depuis la Transcendance de l’Ego, jusqu’à l’Être et le Néant. Il y a plus d’une référence à Parain dans les écrits de Sartre. On y trouve des allusions dans les Carnets de la drôle de guerre, ou bien dans sa correspondance. Il serait donc intéressant de trouver la place du langage dans l’œuvre sartrienne, et son importance « cachée », si il en a une, pour qu’il soit le sujet d’un article critique consistant.

Les écrits des années 30 n’ont pas pour objet le langage. Ils s’inscrivent dans une critique de la psychologie de leur temps, une « *expulsion des choses hors de la conscience *». La transcendance de l’Ego, c’est l’expulsion de « je » ; l’Imagination (puis l’Imaginaire), c’est l’expulsion des objets imaginaires ; l’Esquisse d’une théorie des émotions, c’est l’expulsion de l’activité émotionnelle. Seule La nausée aborde, dans certains de ses passages, le problème des mots : Roquentin voit les choses, leur existence, justement sans mots ; les mots ne suffisent plus, et il y a une conscience de quelque chose qui échappe au langage. Mais La nausée traite de l’homme seul, et cette impression persiste dans les écrits philosophiques antérieurs aux Carnets de la drôle de guerre. Le langage apparaît (et non disparaît comme dans La nausée) en même temps qu’autrui ; et autrui sera l’un des thèmes essentiels chez Sartre dès ses années de guerre.

Le langage est pris dans la relation à autrui, car c’est justement l’être-pour-autrui. Il prend donc une importance toute particulière, en tant qu’il est compris dans un des problèmes les plus importants de l’œuvre Sartrienne, qui est la relation à autrui ; il reste vrai, malgré tout, que cette problématique brille par sa discrétion dans ses premiers ouvrages, qui constituent pourtant les clés de sa compréhension.