Destruction et Révolution : l'unidimensionnalisation du monde 1942-1944

Introduction

  1. Pourquoi la destruction est-elle l’enjeu du siècle, et pourquoi a-t-on raison de se révolter

Toute recherche demande une justification : le sens qui lui est donné par l’auteur compte tout autant que le contenu qu’elle entend présenter. Ainsi cherchons-nous, en 2016, à mettre au jour les rapports entre la destruction et la révolution, à partir du cas particulier du nazisme. Pourquoi ?

Les objections peuvent être nombreuses. On aurait déjà bien assez parlé du nazisme ; comprendre « le mal », c’est déjà l’excuser ; après tout, il n’y a plus guère que dans quelques totalitarismes que règne la terreur totalitaire. Si l’on écrit tant, c’est que rien n’est satisfaisant, et que par-dessus tout, ce qui est situé comme un objet historique change de signification selon le point duquel il est situé. Sans même avoir besoin de puiser nos exemples dans d’autres sujets : différencier les camps de concentration des camps d’extermination était loin d’être une évidence lors des procès de Nuremberg ; la spécificité du ciblage des Juifs n’a été reconnue que des années plus tard ; qu’en sera-t-il à l’avenir des autres, les tziganes, les asociaux, les handicapés, tout aussi systématiquement éliminés ? Les derniers travaux se sont penchés sur les exécuteurs eux-mêmes, corrigeant nombre de clichés et d’explications faciles colportés par les produits de la mythologisation de l’ « Holocauste ». Du point de vue de la simple « recherche de la vérité » – sans doute interminable puisqu’elle est changeante et historique – ajouter une ligne sur le sujet a des chances de clarifier la logorrhée généralisée, à condition bien sûr de ne pas participer au dogmatisme ambiant.

Cela ne justifie rien. À quoi bon faire de la recherche pour de la recherche ? Roquentin aurait très bien pu retracer et expliquer chaque recoin de l’évènement historique de la vie du marquis de Rollebon, cela n’aurait rien changé pour son monde1. Ce qui l’a perturbé et engagé dans son questionnement, c’est la simple saleté d’un galet, la lourdeur d’une racine. Pour nous, l’être qui pèse et fait chavirer chaque partie du monde, c’est la destruction. Une parcelle de l’histoire prend une importance selon la situation qui lui est donnée, et pour des raisons que nous pensons avoir fait apparaître au cours de cet ouvrage, la destruction massive pratiquée sous le régime nazi devient, de nos jours, un point capital de notre histoire présente. Disons, brièvement, que le péril humain va de manière croissante depuis ce moment particulier, et que la destruction qui nous menace a atteint un degré d’autonomie que ne concevaient même pas les désespérés les plus lucides du siècle dernier2. La fatalité n’est plus celle d’un objet technique qui finira par être employé parce qu’il est aujourd’hui un impératif moral d’utiliser ce qui peut l’être. La bombe appartient au passé, au sens où nous n’avons plus besoin d’elle pour disparaître. Nous respirons, buvons et mangeons les produits que nous avons disséminé il y a plus de cinquante ans, et chaque jour depuis lors nous produisons les successeurs de ces poisons quotidiens qui viendront nourrir les générations futures des décennies après leur disparition du monde des produits. Si ce n’était que ça. Encore faut-il que la possibilité historique d’une telle situation soit préservée. La mort est obsolète lorsque la victime est privée de sa venue à l’existence. Ce qui fut produit il y a cinquante ans, en plus de tuer les vivants élimine à l’avance ceux qui ne peuvent plus naître. Certes, les effets ont dépassé les hommes, mais l’usage n’a plus rien d’actuel. Il nous est difficile de dire si la destruction qui nous menace est déjà autonome – c’est-à-dire séparée de ses fondements matériels, comme l’économie – au point d’être engagée de manière totale. Nous continuons, de plus, à nourrir passivement au moindre souffle cette destruction : l’homme s’inscrit, sans avoir autre à faire qu’être là ou regarder, dans l’économie, et l’économie produit les montagnes de déchets – y compris humains – qu’elle marchande ensuite jusqu’au suicide. C’est l’une de nos hypothèses : si la destruction provient de l’économie et de la technique, elle en est devenue indépendante au point de les englober dans son existence. Croire le contraire, c’est se leurrer comme le font les consommateurs engagés qui achètent l’écologie marchandisée. En ce sens, la destruction est l’enjeu du siècle3. Lorsque le « saut » destructif semble, intuitivement, se situer dès les camions de Chelmno, et que cette intuition se confirme, la recherche sur le sens global de la destruction nazie semble pleinement justifiée.

Quant à la révolution, être désespéré ne suffit pas pour se laisser disparaître. Si la menace – qui n’est même plus nécessairement une simple possibilité – n’apparaît pas ou plus à la conscience, si elle est laissée dans un coin du monde et rangée parmi les autres cubes de la politique internationale, ou encore si le simple fait d’être dans le monde établi la fait vivre davantage, alors toute conscience – à condition qu’elle soit critique – doit forcément se poser les questions suivantes : où suis-je dans l’univers de cette menace et que dois-je faire pour le détruire. On ne justifie pas la révolte quand elle naît du péril ; on ne justifie pas non plus la fuite par l’absence de révolte. Celui qui s’évade risque bien fort de tourner en rond dans le monde sans cesse réduit qui se fonde chaque jour un peu plus sur la destruction, et de se faire fatalement réduire à son tour. La révolution doit changer de visage : organiser la destruction ? Prendre possession des moyens de production de la destruction ? À quoi bon, si ce n’est pour les détruire ? Alors la révolution ne prend forme que là où la destructivité est la plus forte. Destruction et révolution semblent aller de pair dans le questionnement qui, à nos yeux, est le plus important de l’époque dans laquelle nous vivons. Ce constat reste modeste : s’il s’avère vrai et que ce questionnement aboutit heureusement, il tombera, à un moment donné, dans les encadrés et la poussière des époques passées – car il y aura alors des époques futures. S’il s’avère vrai, mais qu’il est ignoré ou ne débouche sur rien, il sera l’ultime questionnement et traînera, à la rigueur, parmi les souvenirs de l’humanité dans l’espace, et sa compréhension reposera sur sa découverte par une hypothétique intelligence extraterrestre, qui n’y verra probablement qu’un vestige archéologique, sous réserve que les débris de notre existence ne soient pas déjà pulvérisés d’ici là. Enfin, si ce questionnement est faux : tant mieux, et allons de ce pas nous ranger parmi les erreurs du passés et les piles de mise au pilon des archives universitaires. Qu’on ne voit donc pas, dans nos mots, de spectacle organisé ou d’originalité artificielle : la voie que nous suivons, quelle que soit son issue, ne nous réserve rien d’autre que la disparition. Nous laissons au lecteur le loisir de constater, dans les pages qui suivent, que c’est en réalité une bonne fin : au moins sera-ce la preuve que la disparition n’a pas encore disparue.

  1. Recherches précédentes

Notre analyse repose – en partie – sur notre travail précédent, Séparation et réduction du monde : il s’agissait de mettre en évidence l’autonomisation d’un certain univers de pensée et la corrélation entre cette séparation du monde – au sens où plusieurs univers existent concurremment de la même manière – et la réduction de la réalité. Cette séparation repose sur des moyens techniques : le renversement de la réalité, où tous les critères du réel proviennent du petit univers médiatique que l’individu pense transcender directement vers la réalité retransmise, est créé par l’apparition du temps réel – inauguré par la radio. Si ce moyen technique implique une certaine pratique, et que l’univers qui permet cette pratique, dans lequel elle trouve un sens, devient quotidien, alors cet univers peut, lorsque sa capacité de propagation est suffisante, devenir indépendant des moyens techniques qui sont à l’origine de son étendue. Lorsque le temps réel a instauré une conception de la réalité complètement limitée, les hommes qui vivent, grandissent et transmettent dans cet univers continuent à agir « comme si » cette réalité était réduite ; l’expression « comme si » a cependant un simple rôle d’illustration. Elle sous-entend qu’il y aurait deux réalités concurrentes, l’une véritable, et l’autre qui agit en tant que voile de la première. Ce dualisme des réalités est un vieux leurre, auquel notre travail pouvait involontairement contribuer. Il y manquait en effet une dimension importante : l’historicité. Séparation et réduction y étaient artificiellement séparés – d’où un rendu général très abstrait – alors qu’ils ont lieu en même temps. On y présentait les concepts comme des absolus. Nous disons que l’univers du nazisme était une unidimensionnalité : une logique peut cependant prendre différentes formes, et surtout, l’unidimensionnalité est un processus. Si elle implique une pratique réductrice de la réalité, sous la forme d’une thérapeutique du monde, d’une épuration des négations, il va de soi qu’elle n’est « unidimensionnalité » que lorsque l’unidimensionnalisation est terminée, qu’il n’y a plus de négativité dans la réalité. En ce sens, le moment même où ce processus prend fin est celui où ce qui reste de monde est anéanti. L’unidimensionnalité n’a jamais lieu, c’est un synonyme de fin du monde ; il n’existe qu’une « unidimensionnalisation ». Avant d’aller plus loin, nous devons justifier l’usage de ce concept.

Lisons Ellul :

Il a été donné à notre civilisation des dizaines de qualificatifs, société industrielle, société de consommation, great society, société d’abondance, société de répression, société de spectacle, société bureaucratique, société de services, société bourgeoise, société de classe, etc. Il me semble que toutes ces désignations sont fragmentaires ou insuffisantes, partielles, et que plus profond, il y a des facteurs plus décisifs et caractéristiques. Notre société est fondamentalement technicienne et étatique.4

On notera l’absence étrange de la société unidimensionnelle dans cette liste. Si Ellul avait lu Marcuse, ce que la critique très violente qu’il en fait dans les pages voisines – « ce que Marcuse prépare, c’est un nouveau nazisme »5 – ne semble pas confirmer, il aurait probablement constaté que l’unidimensionnalité comme disparition de la négativité pouvait parfaitement répondre à cette fragmentation. Le terme est suffisamment général pour unifier différent « domaines » de réflexions critiques – des médias, de la technique et de la vitesse, de l’exclusion sociale, de la psychiatrie, de la politique, et bien sûr de la philosophie. En cela, elle est même une réponse à la tendance caractéristique à éclater – entre autres – la philosophie en multiples domaines spécialisés, ce qui revient, en fin de compte, à transférer son objet dans divers domaines d’étude technique pour mieux la vider. Il va de soi que la philosophie « bidimensionnelle » et « dialectique », tout sauf technicienne, est trop contradictoire pour avoir sa place dans le « monde vrai » de la société unidimensionnelle. Marcuse fut victime d’un mythe : personne ne l’a lu en 1968, tout comme Ellul le dit si bien de Sartre et relayait les propos de Cohn-Bendit sur un Marcuse soi-disant philosophe des émeutes du mois de Mai6. Le mythe-Marcuse est dépourvu du contenu des dernières parties de L’homme unidimensionnel, qui se situent bien plus dans le travail engagé depuis les années 1930 et la découverte de Hegel et de Lukács, que les considérations freudo-marxistes auquel on l’a si souvent réduit. À vrai dire, on peut lire L’homme unidimensionnel sans reprendre les éléments psychanalytiques, et en tirer pourtant une critique tout à fait pertinente de l’univers dans lequel nous vivons.7 L’unidimensionnalité nous paraît avoir toute l’étendue d’un concept critique suffisamment riche pour pouvoir mettre en relation les différentes pensées critiques de notre temps, voire les unifier. Mais ce serait là un travail d’une autre ampleur et d’un autre lieu.

Ainsi, pour corriger le problème d’anhistoricité que nous avons relevé dans nos propres travaux, une étude préalable sur la dimension historique de l’unidimensionnalité s’impose – même si elle ne revêt que l’étendue d’une simple introduction. C’est elle qui guidera les orientations du présent essai sur le nazisme ; elle annonce également la nécessité d’un travail plus large et qui puisse nous conduire jusqu’à la situation actuelle pour pouvoir répondre au problème de la destruction et de la révolution dans l’unidimensionnalité, c’est-à-dire trouver les possibilités présentes qui s’offrent à nous pour éveiller le potentiel subversif de l’effroi, et celles proprement révolutionnaires qui nous permettraient encore d’y répondre.

  1. Richesse critique du concept d’unidimensionnalité

3.1 Unidimensionnalité et Histoire

Le concept d’unidimensionnalité est situé historiquement. Il est issu du livre d’Herbert Marcuse L’homme unidimensionnel8 (1964), où il est formulé ainsi pour la première fois ; le sens de ce concept peut cependant trouver quelques échos dans des antérieurs et moins connus de Marcuse, notamment The new german mentality9 (1942), où l’objet de l’analyse – la pensée dans la société nazie – revêt des caractères similaires à la pensée unidimensionnelle décrite dans les années 1960. L’auteur unifiera derrière ce terme une série de comportements hostiles à la pensée critique et à la dialectique : le fonctionnalisme, le culte de l’efficacité – « factualisme cynique »10 –, la politisation intégrale, la démystification se rassemblent très bien dans la rationalité technologique propre à l’univers de pensée unidimensionnel. Dans son geste totalisant, le concept d’unidimensionnalité sous-entend que la situation allemande de 1942 et la situation américaine de 1964 ne sont que peu différentes l’une de l’autre. Ce rapprochement est fait de manière discrète dans L’homme unidimensionnel11. En remontant un peu plus le parcours intellectuel de Marcuse, on s’aperçoit que sa critique de la « pensée positive » se trouve déjà dans sa lecture de Hegel. Raison et révolution12 nous livre ainsi un exposé complémentaire et détaillé de ce que l’on peut trouver dans les pages de L’homme unidimensionnel au sujet de la pensée et de la philosophie unidimensionnelle : le chapitre sur la pensée négative13 rejoint celui sur la phénoménologie de l’Esprit14, et la critique du positivisme15 celui sur la science de la logique16. Insistons sur un point essentiel sans lequel toute recherche sur le sujet se risquerait dans de grandes enjambées historiques. Cette présence d’une critique similaire chez Hegel et au moment de la philosophie de ce dernier signifie – et Marcuse le remarque justement en ajoutant un chapitre supplémentaire sur le triomphe de la pensée positive17 – que l’unidimensionnalité en tant que telle ne réside pas dans le positivisme mais dans le positivisme généralisé, dans son triomphe. Toute réduction aux faits n’est pas unidimensionnelle, mais l’unidimensionnalité comprend une réduction aux faits.

L’histoire du concept d’unidimensionnalité nous montre qu’il est plus qu’une simple métaphore. Si notre hypothèse s’avère juste, à savoir que la séparation constitue sa condition matérielle – ou du moins l’une de ses conditions, la prudence nous donnant le devoir de laisser la place à d’autres possibilités – alors son émergence la constitue comme une situation historique particulière. Pour illustrer cela, nous pouvons mentionner le problème récurrent de l’interprétation marxiste officielle face à la destruction des juifs d’Europe. L’unidimensionnalisation nazie n’amène pas de formes radicalement nouvelles de destruction ; les violences de masse et les génocides existent déjà dans le colonialisme, c’est-à-dire dans l’expansion violente des marchés. La capacité à tout intégrer, et à réduire, est également assimilable au capitalisme, tout comme le phénomène de réification. L’intérêt suscité par Histoire et conscience de classe en 1923, puis par la publication des Manuscrits de 1844 au début des années 1930 montre la proximité des analyses critiques de Marcuse d’avec un certain marxisme orthodoxe.

Il est assez commun de penser qu’unidimensionnalité et capitalisme ne s’excluent pas. L’unidimensionnalité désignerait ainsi la forme historique qu’il prend à partir de certains développements auxquels il a donné lieu. Elle naît, en effet, du capitalisme, ne serait-ce que par logique. Faire exister l’univers sous une forme mythologique et éternelle peut être un but poursuivi autrefois, mais alors irréalisable et tout au plus secondaire. La pensée bourgeoise se heurtait alors à des contradictions qui lui échappaient : il est notable que la conception orthodoxe du développement du capitalisme chez les militants de l’époque – par exemple Rosa Luxemburg – voyait la catastrophe comme son aboutissement inévitable : certes, il s’écroulerait, mais le monde ne s’écroulerait pas avec lui. Si la révolution devait profiter de ses moments critiques, ce serait pour le précipiter dans cette chute plus tôt et éviter ainsi d’autres crises et d’autres violences inutiles. L’unidimensionnalité permet de mettre fin aux contradictions dans la réalité elle-même : c’est une thérapeutique du monde qui dépasse le contexte d’une expansion économique matériellement limitée – entre autres par la limitation géographique du monde – pour résoudre les contradictions de ce contexte directement sur le plan de la structure de la réalité. À ce titre, elle pourrait sûrement constituer le stade suprême du capitalisme ; mais l’ampleur de ses capacités pratiques le dépasse et remet en jeu sa propre existence. À l’horizon de la thérapeutique du monde se trouve la fin de l’Histoire, de la situation, de la négation constitutive de toute chose. Mais au-delà de cette explosion de l’amplitude destructive, capitalisme et unidimensionnalité reposent sur deux mouvements différents de progression.

Si l’on compare les deux faits historiques du génocide des Hereros et le génocide des Juifs en Europe, on s’aperçoit alors que le premier se situe dans un contexte et un but économique ; le second se comprend dans un but bien plus large : s’il fut exploité économiquement, son fondement est, avant la libération d’un marché, l’extermination d’une partie indésirable de la réalité. L’unidimensionnalité emploie des moyens issus du capitalisme qui l’a produite, mais dans un but et une ampleur tout autres. La critique du capitalisme reste donc tout aussi valable, mais insuffisante sans une critique de l’unidimensionnalité. Cette dernière est ce qu’il manquait à celle-là pour pouvoir comprendre le nazisme. Là où se différencient les deux critiques, c’est le point central du retour à la philosophie. Les conséquences sociales et écologiques du capitalisme sont considérables : mais l’une d’elles, la pensée unidimensionnelle, semble dépasser son propre fondement. Elle englobe la compréhension du capitalisme lui-même, de l’homme, de la société, de la réalité et de la vérité jusqu’à modifier structurellement l’univers dans lequel le capitalisme a lieu. Cette manie du renversement radical – le jugement devient préjugement, le départ pré-atteinte, l’existence préexistence – exprime à la fois sa puissance terrifiante et sa capacité à se rendre indépendante. C’est grâce à la puissance de l’unidimensionnalité que la pensée capitaliste peut perdurer, et dans elle qu’elle pense trouver l’éternité illusoire d’une circularité parfaite. Nous verrons, plus loin, que les acteurs économiques tentent de se « greffer » sur les structures de destruction. Suivant de tels arguments, nous pouvons en conclure que l’unidimensionnalité joue un rôle clé dans la critique contemporaine et qu’elle complète fondamentalement la critique du capitalisme qui l’a historiquement produite. Les moyens de destruction issus du capitalisme demandent donc à être réinterprétés par rapport au contexte unidimensionnel.

La situation historique de l’unidimensionnalité la montre comme un développement : la thérapeutique du monde est un processus qui repose sur les capacités techniques de séparation et sur l’étendue présente de la réduction. Une étude aboutie devra mettre au jour et préciser les différentes formes de l’unidimensionnalisation au cours de son développement : les réalisations nazies en furent une, la société américaine des années 1960 en fut une autre plus avancée, intégrant en elle-même la forme précédente. Quelques années avant sa mort, Marcuse s’alarmait en ces termes : « un nouveau système social est peut-être en train de naître : un régime néo- ou semi-fasciste avec de larges assises populaires », à propos du « spectre du fascisme à l’américaine »18. Les nouvelles techniques de séparation – l’insertion plus massive que jamais du virtuel dans la vie quotidienne avec les réseaux sociaux, et les nouveaux usages d’internet et des systèmes informatiques compliquent à un niveau plus étendu et subtil que jamais l’existence d’une vie critique, tandis qu’elles facilitent la violence et les destructions de masse dans la vie quotidienne. Notre critique actuelle suppose que ce processus soit encore en cours, sans quoi elle ne pourrait avoir lieu. Vue sous cet angle, l’unidimensionnalité n’est jamais qu’une unidimensionnalisation du réel. Cela n’est pas non plus sans conséquence pour la révolution.

3.2 Unidimensionnalité et topologie

L’univers unidimensionnel est celui de la réduction du monde, c’est-à-dire que la réalité elle-même devient unidimensionnelle – c’est ce que nous appelons la thérapeutique de la réalité. Est-ce à dire qu’il y a, d’un côté, une réalité dialectique, et de l’autre une réalité unidimensionnelle ? Un « retour en arrière » n’est pas possible : la dialectique n’est pas – ou plus, le sens importe peu ici – dans le cas présent l’arrière plan concret, au sens d’une mécanique de la nature. Ne pouvant par là correspondre à une « déchirure du voile », toute révolution ne peut qu’être autre chose qu’une simple révolte réactionnaire. Si l’on réfute l’idée que la réalité soit à l’origine bidimensionnelle, le problème de l’unidimensionnalisation – et de fait celui de la révolution – se pose autrement. L’unidimensionnalisation devient une forme de logicisation du réel, sous entendant alors que ce dernier échappait auparavant à un fonctionnement logique. La conséquence, en revanche, reste la même : c’est un univers de sens intégral qui exclue la négation, et donc, ce qui s’y oppose ou son contraire. Le problème décrit ici est, il faut l’avouer, lui-même dialectique : c’est celui de l’interprétation et de la réalité. L’intégralité de l’unidimensionnalité nous prend une nouvelle fois au piège : équation pragmatique et thérapeutique de la réalité font que, à l’instar de l’antisémite, le réel est sa pré-interprétation, et l’interprétation l’est de ce qui est déjà interprété. C’est ce type de circularité qui résout les contradictions dialectiques. Mais un tel questionnement, nous l’avons dit, n’est pas sensé avoir lieu dans l’univers unidimensionnel, car ce qui est réel ou non y est déjà tout indiqué – c’est une conséquence du renversement du jugement comme préjugement. Puisque le jugement et le réel – ce qui est jugé – se réduisent tous deux au préjugé – un jugement-déjà-jugé –, la dialectique de l’interprétation du réel ou « dialectique du jugement » disparaît ; c’est un cas classique de l’unidimensionnalisation : on réduit les deux dimensions à une seule. Est-ce donc à dire que se poser la question du jugement – « qu’est ce que le réel (en sachant que je l’interprète) ? » – au sein d’un univers unidimensionnel est un acte révolutionnaire ? Si le réel se juge, alors il consiste en ce qui est jugé – ce qui n’exclue ni ce qui est à juger ni ce qui l’est déjà. Mais la prison unidimensionnelle fait en sorte que celui qui pense maintenir cette dialectique vivante ne manipule en réalité qu’un simple cadavre empaillé. Ce fait de juger – sans l’avoir fait soi-même auparavant – ne consiste jamais qu’en un alignement sur un jugement déjà existant. Ce constat d’une possibilité encore présente quoique délicate d’un jugement critique actuel nous amène donc à une autre conclusion : l’unidimensionnalité n’a pas pu avoir lieu historiquement par le passé et, puisqu’elle consiste en une forme de réduction ou de logicisation qui nécessite une dialectique, elle repose forcément sur un univers initialement dialectique.

Penser l’unidimensionnalité comme processus n’exclue pas la possibilité d’une pseudo-dialectique, mais permet peut-être en revanche de la dépasser. L’acte révolutionnaire ne peut prendre que deux formes : ou bien il s’agit, au sein de ce qui est déjà réduit, de « créer » la dimension détruite – hypothèse aventureuse et mystérieuse qui n’existe ici que comme développement logique –, ou bien il s’agit de préserver et de pratiquer les restes de dialectique qui n’ont pas encore été détruits et dont l’existence nous est assurée par le fondement nécessairement dialectique du processus unidimensionnel. Les bases révolutionnaires doivent donc être trouvées au sein de l’univers actuel. En somme, l’acte révolutionnaire ne peut provenir que de là où la négativité est la plus présente, à savoir dans la destruction elle-même. Le révolutionnaire doit faire preuve d’innovation et de création, forcé d’abandonner le modèle désuet de retour à un passé glorieux qui n’existe définitivement plus, ou d’une réappropriation des structures devenues elles-mêmes productrices de destruction. Par là, son acte ne peut être modéré, au sens où il s’agirait d’un compromis ou d’une réforme : il ne peut avoir lieu dans ce qui est déjà unidimensionnalité tout comme il se défend de s’inscrire dans le processus d’unidimensionnalisation.

  1. Hypothèses de cet ouvrage

Nous avons voulu, dans les deux grandes parties qui composent cet ouvrage, mettre en évidence et vérifier – si tant est qu’on peut faire plus que les conforter en un propos si bref – quelques hypothèses tirées de ces réflexions préalables sur la destruction, l’unidimensionnalisation et la révolution, à savoir, pour en donner les grandes lignes, que la destruction autonome en tant qu’elle limite notre existence et notre Histoire, devient pour nous le cadre de notre époque et en constitue de fait l’enjeu essentiel ; qu’elle a au moins à ses début tendu à engendrer une révolte dont la portée est devenue révolutionnaire là où sa destructivité était la plus importante ; et que cette articulation de notre siècle autour de la destruction a redéfini la notion de révolution.


  1. Antoine Roquentin est le personnage principal du roman de Jean-Paul Sartre La nausée↩︎

  2. Nous parlons ici de Günther Anders. ↩︎

  3. Il s’agit d’un clin d’œil à Jacques Ellul et à son ouvrage majeur, La technique ou l’enjeu du siècle↩︎

  4. ELLUL Jacques, Autopsie de la Révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 313-314. ↩︎

  5. Ibid., p. 339. Ceci dit, Marcuse n’est pas tout à fait exempt de critiques similaires non plus dans ses propos sur Wittgenstein, bien qu’ils soient moins radicaux. ↩︎

  6. ELLUL Jacques, op. cit., p. 108. ↩︎

  7. S’il fallait nous justifier brièvement – car ce n’est pas le sujet ici – nous dirions que l’hypothèse d’un inconscient réflexif nous a toujours paru invalidée par la structure intentionnelle de la conscience. Cette critique, formulée par Sartre dans La transcendance de l’Ego, n’a jamais été à ce jour remise en cause durant notre parcours intellectuel. ↩︎

  8. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel : essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. de l’anglais par Monique Wittig revue par l’auteur, Paris, éd. de Minuit, 2008 (EO : One-dimensional man : Studies on the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, Beacon Press, 1964) ↩︎

  9. MARCUSE Herbert, The New German Mentality in Technology, war and fascism, Taylor & Francis e-Library, 2004, p. 141-190. ↩︎

  10. “Cynical matter-of-factness” (traduction personnelle). Le terme a été parfois réutilisé par Marcuse – dans Repressive Tolerance par exemple – mais très mal traduit dernièrement. ↩︎

  11. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, p. 204. ↩︎

  12. MARCUSE Herbert, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. de R. Castel et P-H. Gonthier, Paris, éd. de minuit, 1968, 480 p. (EO : Reason and Revolution : an introduction to the dialectical thinking of Hegel and Marx, Oxford University Press, 1941) ↩︎

  13. MARCUSE Herbert, « La pensée négative : mise en échec de la logique de la contradiction » in L’homme unidimensionnel, p. 147-166. ↩︎

  14. MARCUSE Herbert, « La phénoménologie de l’Esprit » in Raison et révolution, p. 135-164. ↩︎

  15. MARCUSE Herbert, « De la pensée négative à la pensée positive : la rationalité technologique et la logique de la domination » in L’homme unidimensionnel, p. 167-192. ↩︎

  16. MARCUSE Herbert, « La science de la logique » in Raison et révolution, p. 165-212. ↩︎

  17. MARCUSE Herbert, « Le triomphe de la pensée positive : la philosophie unidimensionnelle » in L’homme unidimensionnel, p. 193-224. ↩︎

  18. MARCUSE Herbert, « Un nouvel ordre », Le monde diplomatique, juillet 1976 [disponible en ligne à http://www.paulgossart.com/textes/marcuse/nouvelordre.jpg (consulté le 13/1/2016)]. ↩︎