Situation de l'artisan restaurateur, entre expérience et travail de la singularité


Date
May 28, 2021 5:30 PM

Intervention séminaire, Interactions socio-phénoménologiques 3 : Les applications de la méthode phénoménologique (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne CEMS/EHESS)

Programme du séminaire

Résumé de la présentation :

L’artisan est un être fantomatique dont on retrouve, çà et là, des restes épars dans le monde. Ce n’est pas faute de l’avoir fantasmé, mythifié, et même étudié, souvent loin de ses ateliers. Davantage que de lui apprendre qui il est, il s’agit plutôt dans cette communication d’interpréter sa situation dans son ensemble, d’après les problématiques quotidiennes auxquelles il fait face. Il se trouve aujourd’hui largement confronté à la tentation technicienne : en étant défini comme technicien, il voit son regard pratique envers lui-même et l’objet de son travail – et donc sa relation à la chose concrète – déterminé du même coup. La conséquence la plus notable de ce tournant vers la standardisation est l’exclusion destructrice de ce qui est placé hors de l’univers établi par la situation technicienne. La négativité de l’artisan le place alors en situation de marginalité : le monde fait de sa pratique un folklore ou, mieux, un loisir. Le refus de cette intégration fatale, et donc l’affirmation de son existence comme artisan, devient un geste critique. Mais la négativité de l’artisan ne se limite à être pour lui-même : les contradictions qui déterminent actuellement son existence renvoient à la singularité de son objet : un restaurateur de choses anciennes est celui qui traite avec les fragments d’un monde qui n’existe plus ou bien qui est moribond. Le maintien de son rapport concret à cette situation occulte est vital pour le maintien de sa propre existence comme artisan. Nous examinerons, à partir du cas spécifique – mais transposable dans ses conclusions à d’autres objets de travail artisanal – de l’artisan restaurateur (de pianos), déchet travaillant d’autres déchets, les rapports que nous pouvons entretenir concrètement avec la dimension ‘perdue’ du monde et la manière dont nous pouvons l’expliciter, ou à défaut la reconstituer, afin de pérenniser son existence critique dans la situation présente.

Situation de l'artisan restaurateur : entre expérience et travail de la singularité

Introduction

Sans entrer dans une exégèse ou un débat d’experts, la phénoménologie est facilement renvoyée à la simplicité du « retour aux choses mêmes », à ses descriptions ou à sa démarche, son geste ou sa méthode. Il semblerait, à regarder la manière dont elle a su imprégner la philosophie contemporaine depuis un siècle, que son succès soit dû à ce qu’elle apporte et ce qu’elle permet, notamment de par une certaine flexibilité. Se rapporter à la phénoménologie, pour le chercheur, ne passe donc pas nécessairement par la référence à un auteur, une école ou une doctrine : ainsi peut-il regarder ce qui, dans sa recherche, apparaît comme « phénoménologique », sans pour autant se revendiquer phénoménologue lui-même. Certains des concepts fondamentaux de la discipline phénoménologique ne peuvent être revendiqués comme des exclusivités, à l’heure où leur chaleur critique demeure toujours sensible : l’intentionnalité, qui rejette les choses hors de la conscience et a ouvert un immense champ de pensée, une focalisation sur ce que l’on appelait dans les années 1930 le « concret » — c’est-à-dire le soucis de prendre en compte les choses sans abstraction a priori, dans leur singularité — renvoie à une méthode « ouverte » fertile qui permet d’expliciter ce que l’évidence, que ce soit celle des conceptions philosophiques ou des habitudes, tend à faire oublier. On demandera difficilement plus, ou mieux, au philosophe.

Le philosophe ne philosophe pas par loisir : il explicite les questionnements de son temps. Les problématisations concurrentes sont certes nombreuses au XXe siècle ; cet éclatement constitue un héritage actuel complexe et épineux. En totalisant, malgré les difficultés, il nous est permis d’avancer — parmi sans doute d’autres pistes — que l’homme soit aujourd’hui secondaire et dépendant de ses propres productions matérielles, sociales, et culturelles. Ce constat, autrefois marginal, semble maintenant banal devant l’accomplissement du monde observé depuis bientôt un siècle. Ainsi, ce sont les univers réduits tels que le virtuel, les mythologies consuméristes, ou le camp d’extermination qui constituent les lieux-clé de notre époque, produisent et déterminent le vivant plutôt que le contraire1. L’homme ne se produit plus comme homme, mais comme inhumanité réduite, mutilant le vivant et le monde dans son geste. L’existence de ces hommes mutilés — ou en voie de mutilation — échappe à la mort, dès lors que leur vie porte et réalise au monde un certain sens, fût-il celui de l’inhumain et de l’anti-vivant. Le sens de la vie est séparé du mouvement vital, le vivant réalisant un monde qui n’émane désormais que d’un brouillard mortifère de significations : les enjeux éthiques traditionnels de nos questionnements philosophiques sont suspendus. L’homme façonne le monde à l’image de l’univers de sens qui l’accompagne quotidiennement, c’est-à-dire, dans le cas présent, de ses propres produits, contribuant chaque jour un peu plus à l’emprise de cet univers sur sa propre vie. Il est aujourd’hui plus raisonnable de penser que ce phénomène soit devenu le fondement de la réalité présente que de croire encore au libre accomplissement de l’individu porté par les lumières de la Raison, ou des voies salutaires du peuple élu dans le sillage du Divin ou des lois de la Révolution.

Le hasard des circonstances nous a porté, dès le début de nos recherches sur le sujet de la Destruction — dont certaines lignes sont présentées ici —, à explorer des pistes que l’univers académique habituel est incapable d’offrir. En tant que doctorant, nous avons donc passé et validé un diplôme professionnel pour l’accord et la réparation des pianos : si l’enjeu d’une recherche sur le système destructif consiste à mettre au jour les possibilités contre-destructives occultées dans notre univers courant, quoi de mieux que d’aller voir la manière dont on se confrontait au phénomène là où le rapport aux singularités techniques constitue une réalité quotidienne et économique ? Nous avons discuté avec les formateurs, les professionnels, et nous avons à notre tour créé et développé un atelier spécialisé dans la restauration des pianos anciens. Il convient de préciser que cette activité professionnelle est, pour nous, notre activité principale, et non une adjonction secondaire à une autre, comme on l’imagine trop souvent pour l’artisanat d’art. Paradoxalement, c’est la rareté des financements en sciences humaines qui nous aura conduit à expérimenter nous-même l’artisanat.2

Au milieu du phénomène destructif, la question du sens de la pratique artisanale, bien qu’à première vue secondaire, devient critique : à la fois en ce que cette pratique est rejetée dans les marges par l’univers de sens établi, mais aussi en ce qu’elle est porteuse d’un sens contraire à cet univers qui, s’il se voit réapproprié par les hommes qui la mettent en œuvre — à savoir les artisans — en devient le concurrent et le contradicteur.

Cette idée ne relève pas du discours philosophique fermé : les artisans eux-mêmes ont pu formuler ces questions, mais rarement de manière efficace, tantôt pour des raisons qui leur sont spécifiques, leur formation ou leur pratique les ayant parfois rendu isolés et pour certains imperméables sur le plan scientifique, que pour d’autres qui sont communes à tous ceux qui partagent leur monde quotidien : l’incapacité à saisir, notamment, les conséquences de sa propre pratique dans une vision d’ensemble. Ces défauts d’expression sont en grande partie dus à l’ignorance de l’univers de sens dans lequel nous nous situons — et situons — au quotidien, porteur de structures répressives dont nous devenons, par la confiance naïve que nous accordons à ses préceptes, les missionnaires armés d’une innocence coupable. Les individus, créatifs ou non, sont ainsi responsables, au sens de la responsabilité masquée caractéristique de notre époque, de leur propre destruction.

La manière dont est situé l’artisan constitue la situation actuelle du regard, mais aussi de la « pratique concrète » qui en découle. Si l’artisan apparaît comme une obsolescence, comment son travail pour sa propre existence prend-t-il sens à ses yeux ? Réciproquement, s’il ne peut s’abstraire de l’univers de significations dans lequel il se meut — c’est-à-dire, qui le désigne comme obsolescence —, comment son existence en tant qu’artisan peut-elle apparaître comme sensée ? Il paraîtra, à première vue, assez original qu’un philosophe se soit fait artisan, ou, réciproquement, que ce soit un artisan qui fasse ici de la philosophie ; mais par-là, nous n’y voyons pas autre chose que l’un des aboutissements de la phénoménologie existentielle, à savoir que « le fondement de l’anthropologie c’est l’homme lui-même, non comme objet du Savoir pratique mais comme organisme pratique produisant le Savoir comme un moment de sa Praxis »3, et que « la compréhension — comme mouvement vivant de l’organisme pratique — ne peut avoir lieu que dans une situation concrète »4. En somme, le dépassement de la situation concrète de l’artisan vers les fondements de son aliénation ne visent rien d’autre que la mise au jour de son existence questionnante.

I. Situation de l’être artisanal

1. L’obsolescence de l’artisanat

Il semble vain de rechercher une authenticité de l’être de l’artisan, tant l’artisan lui-même semble dépendant de la situation dans laquelle il existe. Paradoxalement, c’est d’un aura d’authenticité que l’on pare l’artisan aujourd’hui.

L’artisan est spécialisé, mais n’est pas un ouvrier spécialisé. Il travaille la matière, comme l’ouvrier, et pourtant n’en fait parfois qu’un simple transit : tel le menuisier qui, sous couvert d’artisanat, vend sur catalogue des fenêtres en plastique qu’il ne fabrique pas. Derrière la multiplicité des catégories de métier, assimilables ou non à l’artisanat selon la perception administrative que l’on en fait, il y a peu d’univocité envers l’artisan. Ce que nous transcendons le plus, dans notre situation actuelle, vers le monde artisanal, ce sont précisément des artefacts, des quasi-déchets servant, au mieux, de décoration : le « bel-outil » d’autrefois, « artisanal » de par son inactualité. Parmi les nombreux exemples possibles d’expressions défuntes de l’artisanat, les plus fréquentes sont probablement le rabot et la scie à cadre.

Si l’on soumet ces artefacts à l’examen, ils nous renvoient à une fonction probable que l’on ignore, et même plus précisément à un geste. Le manuel ne fait guère partie de l’apparaître d’un outil, quel qu’il soit : ainsi, quand bien même nous pouvons toujours corroyer une surface ou scier une pièce aujourd’hui, nous n’avons pas la moindre idée de la manière de raboter ou de scier avec un rabot en bois ou une scie à cadre. En revanche, il semble relativement commun de savoir comment placer ce rabot ou cette scie au-dessus d’une cheminée. Ces choses appartiennent à un autre monde qui ne parle plus.

Quelles sont alors les différentes apparitions qui constituent le phénomène de l’artisanat « perdu » ? Moins les réalisations — c’est-à-dire les objets fabriqués ou séparés — que la pratique — c’est-à-dire les gestes oubliés auxquels renvoient les outils. Et quels gestes : ceux de l’ébénisterie, de la chaudronnerie, de l’horlogerie et la plupart de leurs dérivés, dès lors que ces domaines d’exercices soient devenus rares ou obsolètes, ce qui revient, in fine, au même. Il n’y a plus de vanniers parce que le panier en osier nous apparaît comme obsolète.

Pourtant notre monde n’est pas dénué de meubles ; nous avons encore — mais pour combien de temps — des montres, et des outils pour toutes sortes de choses. Seulement, notre armoire suédoise en hêtre bicentenaire mélaminé n’appelle pas à l’artisanat lorsque nous la montons, ni lorsque ses assemblages se brisent après quelques déplacements. De même, la pointe de notre tournevis ou le tranchant de n’importe lequel de nos outils de coupe ne renvoient pas à l’absence du rémouleur5, mais à celle du tournevis neuf, et donc à la fin d’un cycle déterminé de l’objet : « il a fait son temps ».

Certes, nous pouvons toujours avoir recours aux services d’un ébéniste ou d’un forgeron pour fabriquer notre table ou notre rampe d’escalier. Mais nous sommes dans l’exception, et pour beaucoup dans l’excellence inaccessible du haut de gamme. Cette exceptionnalité résiduelle de l’artisanat transparaît aussi bien dans la mutation élitiste et technicienne de tel ou tel métier dit « traditionnel » que paradoxalement dans la folklorisation6 du travail artisanal. Que l’artisan apparaisse « pertinent » dans « l’artisanat d’art » quasi-artistique et les villages touristiques devrait sérieusement nous inviter au questionnement quant à la disparition silencieuse d’un monde relégué ainsi dans les marges. Après tout, c’est dans un registre peu éloigné que Bernard Charbonneau remarquait que la réserve naturelle renvoie à la disparition de la nature environnante, et donc systématique, puisqu’elle s’intègre dans le système de sa propre destruction :

Le parc national n'est pas un jardin, mais un morceau de nature artificiellement conservé par la loi. Un règlement sévère y interdit l'activité économique, la chasse, la pêche et la cueillette des plantes. Le tourisme est contenu sur quelques terrains de camping. Dans la civilisation actuelle, c'est peut-être le seul moyen de sauver la nature ; mais on ne la sauve qu'en la mettant hors de portée des hommes. (…) Il existe déjà dans certains pays des réserves naturelles qui sont non seulement interdites au public, mais aux savants : sans cela leur équilibre serait rompu. C'est le cas des réserves d'Australie du Nord qui abritent les derniers spécimens de l'animal le plus délicat : l'homme sauvage. Ainsi seront peut-être sauvés quelques échantillons de nature, par une clôture hermétique qui la sauvera du viol des foules et des pollutions de l'industrie. Tout au plus, au-delà des grilles du parc, il nous sera permis de jeter un coup d'œil impuissant par le trou de la T. V. Mais cette nature mise en cocon, isolée du reste de l'univers, est-elle encore la nature vivante ? C'est la terre entière qui devrait devenir un parc national ; tandis que la masse humaine irait vivre sous cloche dans quelque autre planète.7

Pour comprendre l’artisanat, nous sommes donc tenus de nous porter sur un phénomène d’obsolescence, caractère qui n’est pas sans problème pour l’examen.

2. La conscience de l’obsolescence

L’obsolescence d’un monde n’est pas une panne ou un simple retrait de la circulation : la chose obsolète continue de nous apparaître, mais dans un sens différent. Elle est dépréciée, vieillie, éloignée ; non pas que son usage soit impossible, mais plutôt incongru au regard de la situation. Il est par exemple toujours possible de rédiger un texte sur un système abandonné, ou sur une machine à écrire8. Mais un tel usage, au-delà de son apparaître singulier dans la situation courante, tend progressivement à l’occultation : l’abandon de la chose s’accompagne ici d’un abandon technique. Autrement dit, il est de plus en plus compliqué d’accéder à l’univers d’une chose au fur et à mesure de sa fin de vie historique. La dernière manière d’apparaître de la chose, avant l’oubli total, est l’inertie du déchet, qui n’est que la variante négative du cadavre accroché sur la cheminée : inertie, parce que nous atteignons un stade où plus rien ne se montre par-delà l’artefact. Cette réduction de la conscience est inséparable d’une forme de « tradition réductrice » à laquelle la technique moderne correspond plutôt bien :

La technique est devenue autonome, et forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, reniant toute tradition. La technique ne repose plus sur une tradition, mais sur la combinaison de procédés techniques antérieurs, et son évolution est trop rapide, trop bouleversante pour intégrer les traditions antérieures.9

Ellul tend à historiciser la notion de tradition : la technique ancienne a vécu en elle, l’actuelle s’en sépare et, par extension, la refuse et la fait refuser au monde technicien qu’elle a engendré. L’automatisme10 qui caractérise la technique moderne et qui rend possible son autonomie annihile la liberté en plaçant la perspective technicienne en amont de l’interprétation et du jugement. Le concept d’Ellul est voisin du « voile »11 mis en cause par Heidegger dans *Sein und Zeit *:

Le Dasein est pris dans une interprétation traditionnelle du Dasein, il a grandi en elle. C’est à partir d’elle qu’il se comprend d’abord, et même un sens constamment. Cette compréhension ouvre les possibilités de son être et les règle. Son passé propre — autant dire toujours celui de sa « génération » — ne suit pas le Dasein, il le précède au contraire toujours-déjà.12

Cette tradition est sujette à débat. Ce qui nous importe ici est son caractère : nos considérations, nos goûts, notre « bon sens » et nos évidences ont une histoire et une naissance, quand bien même elles se présentent comme une « seconde nature »13 qui en serait dépourvue. Cela n’est pas neuf : le Capital prend chez Marx la forme d’une tradition dominante ; il est hégémonique. La mentalité et les comportements capitalistes sont assimilés à la nature des choses, à l’objectivité14 — ce qui fait de la prétendue neutralité un engagement masqué. La transmission de la tradition rejoint le phénomène de perpétuation du Capital et de la Technique :

Celle-ci le dépossède de la charge de se conduire, de questionner, de choisir. (…) En accédant ainsi à la suprématie, la tradition, bien loin de rendre accessible ce qu’elle « transmet », le recouvre d’abord et le plus souvent. Elle livre ce contenu transmis à l’« évidence » et barre l’accès aux « sources » originelles où les catégories et les concepts traditionnels furent puisés (…). La tradition va même jusqu’à plonger complètement dans l’oubli une telle provenance.15

Ainsi peut-on théoriser et transformer le monde dans un univers dont les possibilités sont déjà closes. Diverses « traditions » se rejoignent, en ce sens, dans l’idée d’un « continuum de domination »16 ; elles se distinguent l’une de l’autre en fonction du cadre dans lesquelles on les situe. La virtualité et la technique forment des traditions, réprimant toutes deux les processus créatifs ; dans leurs développements, elles excluent aussi passivement qu’elles transmettent.

Suivant ce développement théorique, le rejet de l’obsolescent s’éclaire, en même temps que notre étonnement face à ses résurgences. Comment expliquer, par exemple, la renaissance du pianoforte dans les années 1950 ? Paul Badura-Skoda reconnaît, lorsqu’il nous raconte sa découverte de l’instrument ancien, que la tentative d’échapper à la tradition de la modernité technique revenait, dans la situation, à « vouloir participer à une course automobile avec un camion ou un autobus, au lieu de disposer d’un véhicule de compétition »17. Il nous précise également que cette tentative n’avait rien de nécessairement envisageable :

L’opinion répandue était la suivante : si Bach, Mozart et Beethoven avaient connu les pianos modernes, le résultat final d’un long développement, ils auraient été si enthousiasmés devant leurs possibilités qu’ils auraient remisé dans un coin leurs clavecins et autres Hammerflügel, tout en se décidant à composer uniquement pour le piano moderne. (…) selon la théorie de l’évolution défendue par Darwin, il s’agissait ici de boîtes remplies de fils métalliques dotées d’une mécanique au fonctionnement déplorable qui devaient, au mieux, être conservés dans des musées.18

C’est par hasard que Badura-Skoda découvre les pianoforti tant décriés, et par persévérance qu’il parvient à s’y convertir de toute évidence avec un certain anti-conformisme :

En 1952, je gravai mon premier disque sur un piano-forte Walter (…). Craignant un échec, j’enregistrai les mêmes morceaux de Mozart sur un piano à queue moderne, ignorant comment le monde musical réagirait au choix d’un piano-forte. Mon inquiétude s’avéra juste : la version sur instrument moderne s’est bien vendue et a remporté un succès critique. Une certaine perplexité a accueilli la prestation sur le piano-forte Walter, aux sonorités si riches et harmonieuses mais sonnant avec plus de « sécheresse ».19

Nous jouissons du luxe d’exister dans une situation historique où la destructivité est progressive, plutôt que directe, à l’instar de la nudité de l’extermination systématique. C’est pourquoi l’univers de sens d’une obsolescence, en tant qu’univers appartenant irréductiblement à l’histoire humaine, bénéficie de quelques derniers temps de vie — ou de mort lente — à travers les hommes qui le portent. On remarque, sur ce point, que le phénomène de la disparition d’une chose relève de la marginalité. La fin de la disquette il y a quelques années — en 2011 — fut anecdotique, et certaines disparitions sont probablement invisibles, voire inimaginables a posteriori. La disparition elle-même tend, en ce sens, à disparaître. Notre problème présent réside dans cette version concrète et crue de l’oubli et de l’herméneutique, puisqu’il s’agit de mettre au jour l’existence — ou la non-existence — de chemins qui mènent au-delà de la disparition, de situations où nous sont ouvertes des possibilités de transcendance vers des situations disparues.

Ce geste ne va donc pas de soi dans l’univers de sens où il se déroule, puisqu’il s’inscrit de fait dans la marginalité. Il n’est donc aucune nécessité à ce qu’il nous apparaisse comme l’un des chemins possible de l’existence ; en revanche, ce chemin porte un sens. Il ne s’agit pas d’aller déterrer les morts par loisir obscène, mais d’aller les trouver pour les réveiller. Montrer la disparition, c’est se mettre en quête du *disparu *; et ce disparu, dans la monstration, apparaît comme vivant, de la même manière que je transcende le fait de la mort de Pierre vers Pierre vivant20. Cette résurrection va dans le sens d’une actualisation des singularités et des différences négatives, et donc détruites, dans l’univers courant : c’est la mise en valeur d’un contre-sens à cet univers.

3. La conscience obsolescente

Là où le technicien traite des actualités admises, l’artisan travaille les singularités. C’est en tout cas la définition qui s’applique à celui qui restaure ce pour quoi il n’est plus de technicien. L’artisan-restaurateur ne se contente pas de faire de la divination sur le papier : dans le meilleur des cas, il porte le contre-sens dans l’existence pratique. Dit autrement, il réveille une normalité perdue, en la faisant exister comme normalité dans une situation qui refuse à cette pratique le sens de normalité, lui préférant au mieux celui d’obsolescence. Si l’artisan est porté en pratique à l’explicitation de la disparition, cela tient à deux voies. La première, c’est celle du rapport de l’artisan à son être-comme-être-artisanal, c’est-à-dire son existence dans la situation, la manière dont il se situe lui-même et celle dont il est située en elle. Tout ce que nous avons dit précédemment va dans le sens d’une obsolescence situationnelle de l’artisanat : il existe une pression très nette en faveur de l’alignement de l’artisan sur le technicien, ou sur l’artiste, c’est-à-dire menant à l’intégration de cet être dans l’univers établi, qui le définit comme négation et du même coup le détruit concrètement. Le refus de cette intégration implique un retour réflexif de l’artisan sur sa situation d’existence : pour continuer d’exister comme artisan, il est tenu au maintien de sa signification refusée. On décèle immédiatement la contradiction : il n’est aucune raison d’opérer ce retour réflexif critique, en particulier dans un univers comme le nôtre où, par la production intensive et continue d’informations, tout jugement semble jugé d’avance. La deuxième voie d’accès tient donc, on le devine, à la *conscience pré-réflexive du refusé *: le retour réflexif ne me semble, d’ailleurs, pas possible sans cette conscience première ; en revanche, il est difficilement imaginable que cette conscience soit permise par la chose elle-même. Elle est plutôt le fruit de l’influence et donc de l’existence de résidus vivants d’obsolescence — dont font partie, par exemple les restaurateurs — qui sont donc des contre-sens anomaliques ou signifiés comme inoffensifs dans la situation, et en cela complètement contingents.

Ce chemin dialectique est déterminant dès l’entrée en formation d’un apprenti dans un domaine technique : il est possible, et même probable, qu’il doive faire face à des exceptions. Ces exceptions ne relèvent pas du défi technique qui se dévoilerait, par exemple, dans un projet de construction difficile. Un couvreur peut mettre en œuvre la toiture d’une maison neuve, mais il aura le plus souvent affaire à une toiture existante. L’étrangeté émerge en cela de l’existant lui-même. Le technicien est formé à la réponse efficace de l’existant : or, cette efficience de l’existant est en partie déterminée par la situation. Une obsolescence technique n’est pas plus efficace et apparaît incongrue : au regard du technicien, c’est une troisième couche d’étrangeté qui s’ajoute en ce que sa technique présente ne marche pas — ou ne marche pas de manière optimale — c’est-à-dire qu’elle ne réalise pas l’efficience voulue. Le maçon formé dans la norme dominante du ciment et plaque de plâtre ne sait que faire du torchis et de la chaux ; une charpente irrégulière, faite de troncs massifs, paraîtra sûrement défectueuse au couvreur habitué aux constructions actuelles ; un développeur informatique conseillera sûrement au responsable technique de l’usine de remplacer son système embarqué programmé en COBOL ou en FORTRAN plutôt qu’en JAVA ou C#. Pour un technicien du piano, c’est constater qu’un piano d’il y a un siècle ne rentre pas dans les normes établies, et renvoyer son propriétaire vers une base « saine », comme un piano industriel asiatique laqué noir contemporain.

Le technicien a, dans ces cas de figure, premièrement conscience d’un rejeté, et éventuellement conscience du rejet. Mais cela se neutralise dans une justification somme toute positiviste : il est dans l’ordre des choses que les choses passées soient des errances, on faisait avec nos moyens réduits et il est absurde de préférer cela à la perfection actuelle. La défectuosité de la vieillerie n’étonne pas : parce qu’elle n’apparaît pas comme différence. Elle correspond à sa signification admise dans l’ordre établi : l’obsolescence répond à ce que l’on attend d’elle. Pour qu’il y ait contresens, il faut qu’il y ait donc différence.

La différence apparaît là où l’obsolescence est contredite par la chose elle-même. C’est le cas du vieux piano pleinement fonctionnel, du mur en torchis qui a parfaitement tenu le temps. Le problème est que le technicien n’a pas, ou alors bien peu de raisons d’intervenir sur de telles choses — puisqu’elles fonctionnent — et que de telles choses sont probablement peu courantes — si un objet ou une structure ne nécessitait pas d’entretien, il n’y aurait pas plus de technicien que d’artisans. Dans tous les cas, c’est une contradiction de l’habitude dans la partie, disons, pré-réflexive du travail artisanal.

Un technicien hérite de son regard de technicien : l’apprenti « apprend le métier » de son maître, préalablement à son vécu professionnel ultérieur. C’est ici qu’intervient, selon moi, le facteur principal de conscience critique pour l’artisan : le déploiement technique du maître peut l’avoir amené à normaliser des contre-sens, c’est-à-dire à savoir travailler les obsolescences de manière non pas à les supprimer, mais comme si elles n’en étaient pas. Il serait trop long de développer les raisons qui ont mené le maître à cette pratique critique marginale : intuitivement, on devine que l’historicité joue ici un rôle important. En effet, au plus le cycle de vie des modèles techniques s’accélère, au plus la probabilité d’avoir un vécu pré-obsolescent s’en voit grandie.

II. Conscience artisanale et compréhension

1. L’artisan au travers de l’outil

Avant d’examiner le rapport direct de l’artisan critique à la désobsolescence, il est nécessaire de regarder la situation dans laquelle il va accueillir le travail de cette chose. L’artisan n’est pas un manouvrier21 : il a des outils. Il hérite parfois des outils de la tradition récente — de par les habitudes de travail auxquelles il s’est formé — et de ceux d’autres domaines complémentaires au sien — le travail des métaux pour le travailleur du bois. Ces outils déterminent ses possibilités pratiques. Un tournevis hexagonal permet de dévisser des vis à têtes hexagonales : le travail avec de telles vis implique donc un outil approprié, sans quoi il serait impossible.

La question qui se pose ici, c’est la conscience de cette possibilité pratique à travers l’outil. On parle alors de « possibilités outillantes », c’est-à-dire que le travail possible est visé non pas au travers du matériau lui-même, mais au travers de l’outil. Une telle conception n’accepte pas la neutralité de la technique : l’outil permet et exclut des possibilités : nous percevons ce qu’il nous est possible de faire, dès lors que l’outil nous permet de faire quelque chose, au travers de l’outil, et donc dans le cadre de ce que l’outil permet de faire et de ne pas faire.

Concrètement, un objet n’appelle pas de lui-même à son propre travail. Cela dépend de la manière de le situer. Au début du XIXe siècle, un piano s’accorde et se répare, mais ne se règle pas : le réglage est absent des quelques ouvrages techniques de l’époque. On y trouve plutôt une conception sommaire, impliquée dans la réparation elle-même : il n’y a pas d’intermédiaire entre le fonctionnement et la panne. Les mécaniques ne disposent d’ailleurs pas toujours de système permettant de les ajuster correctement, ou sans grand démontage, ce qui suggère dans certains cas une préparation « d’usine ». On dénombre peu d’outils dans les ouvrages antérieurs à 1900. Leur nombre est triplé en 1970, où le réglage d’un instrument devient une pratique à part entière, aux côtés de l’accord et de la réparation22. Nous nous situons donc, actuellement, dans un temps où les possibilités d’ajustement sur un piano sont considérées comme nombreuses. Lorsque nous en venons à envisager le travail d’un instrument du XIXe siècle, nous aurons tendance à « projeter » ces réglages actuels sur cet objet inactuel. Or, de quoi dépend cet ajustement ? De notre vécu de la fonctionnalité de l’objet technique. Mais cela est sans compter sur la singularité technique de ce dernier.

Un piano ancien recevra peut-être les cotes de réglage auxquelles je suis habitué comme mauvaises : je peux donc regarder soit mon réglage comme inadapté — ce qui est rare — soit l’instrument comme inadapté à son être — il ne répond plus à ce que j’attends d’un piano.On répondrait, à ce dilemme, que l’outillage peut s’adapter à la situation de travail : mais ce serait reléguer dans l’immanence de l’objet nos possibilités pratiques. Or, cela fait bien longtemps que l’artisan ne fabrique plus ses propres outils, mais les choisit sur catalogue. Dès que nous sortons du cadre des outils à usage général pour entrer dans celui des outils spécialisés, nous sommes confrontés à ce problème de l’autonomie de l’activité artisanale. Certes, l’artisan œuvrera ici sur une matière singulière : c’est un travail « spécialisé », en ce sens. Mais l’individu n’est pas maître de ses possibilités de travail, dans la situation où il est accoutumé à acheter ses outils pour travailler. La fourniture spécialisée modifiera, aux yeux de l’artisan seul, l’efficience de son travail : parce que fait avec les « bons outils » — qui sont, en tant qu’outils spécialisés, « faits pour lui » — son travail lui semblera meilleur, et son accomplissement comme artisan perfectionné. Je dirai qu’il apparaît clairement, dans le rapport actuel à l’outil, que l’être de l’artisan ne fait pas qu’échapper à l’artisan : il est déterminé par l’univers dans lequel il vit, au travers de l’outil et de la culture de l’outil — entre autres. L’artisan est, en ce sens, fondamentalement aliéné, dès lors qu’il n’est pas en mesure de se rendre maître de ses propres possibilités ; et si ses propres possibilités artisanales sont médiées par les outils et que les outils existent concrètement comme outils spécialisés, le sens de l’artisanat qu’il accepte dépend de la finalité vers laquelle tendent, historiquement, les fameuses « possibilités outillantes » qui lui sont offertes.

Pour transcender l’outil vers sa finalité dans la situation, il nous faut tout simplement le comprendre. Cette compréhension est généralement superflue aujourd’hui, précisément parce que le choix d’un outil passe par une « pensée de catalogue ». Le premier mode d’acquisition d’un outil est l’achat : les rayons d’une grande surface nous proposent des possibilités de travaux — en les rendant les plus faciles et les plus universelles possibles — de même qu’un achat en ligne passe largement par suggestions, tests et comparatifs. Le fonctionnement complet ne se dévoile pas et laisse place au résultat. L’usage d’une scie électrique ne nécessite aucune connaissance technique sur le sciage — notion de fil et de contre-fil, de dentures adaptées —, ces détails étant enfouis sous la puissance manifeste de l’outil. Dans ce même cas, l’outil est consommable, il ne se touche pas : une visseuse en panne est à remplacer, à moins d’en maîtriser la conception ; mais la maîtrise de la conception d’une visseuse électrique semble bien grande et bien éloignée de la préoccupation de l’artisan qui l’emploie : à aucun moment il ne lui serait nécessaire d’agir sur la machine pour que le vissage se réalise. Pour la scie, les lames n’appellent pas à l’aiguisage, puisqu’un tel souci du détail s’oublie dans le sciage grossier multi-matériaux. La lame va alors casser, mais pas s’entretenir pour mieux fonctionner, puisque la notion de bien-couper renvoie directement au trait de sciage qui s’est formé avec la simple pression d’un bouton.

2. L’artisan et la singularité

Par opposition, il est improbable d’être en mesure de se servir d’une scie à main sans une compréhension du sciage, qui consistera à connaître la structure de la matière que l’on cherche à travailler, celle de l’outil que l’on envisage et donc de l’action qui va se produire lors de leur rencontre. Ce qui se produit dans le sciage n’est pas visible directement par l’artisan, et encore moins dans le rabotage. L’outil, ici, ne promet pas — raison pour laquelle tout ce qui n’est pas électrifié paraisse obsolète — c’est l’assurance de l’artisan qui ouvre la possibilité. Prenons un exemple désolant de simplicité : les vis, jusqu’au siècle dernier, étaient la plupart du temps à tête fendue, et donc non cruciformes — cette dernière forme renvoyant de fait à des standards très précis, qui sont PH (Phillips) et PZ (Pozidriv). Si la largeur de la fente demeure rationnelle — exprimée en pas d’½ mm, soit par exemple 2,5 mm, puis 3 mm, etc… — leur épaisseur ne l’est pas. Il est extrêmement courant qu’une vis à tête fendue de 2,5 mm fabriquée en 1850 ne rentre dans aucun tournevis plat de 2,5 mm. La possibilité de dévisser cette pièce m’est donc refusée par l’outil : est-ce alors mon beau tournevis qui est mauvais ? Non, puisqu’il a été bien fabriqué, et fonctionne parfaitement hors de ce vieux piano. Est-ce alors la vis qui est mauvaise ? Non, car après tout, c’est une vis dans un piano.

La possibilité m’est apparue grâce à une ambiguïté technique : la chose ressemble, mais ce n’est pas tout à fait la chose. Dès lors que je constate qu’il n’existe pas de « tournevis pour vieille vis à tête fendue de 2,5 mm » dans les fournitures spécialisées pour mon activité, je suis placé au pied du mur. Ou bien j’accepte définitivement mon aliénation par le système-outillant, et me converti au technicisme, ou bien le monde techniciste s’écroule, et je suis tenu de poursuivre mon existence, malgré tout, en travaillant la vis.

Dans le premier cas de figure, la réponse la plus extrême consiste à jeter la vis avec le piano, et à filtrer à l’avenir les objets de travail selon des critères de conformité au travail. La réponse intermédiaire consiste, elle, à détruire le problème en décomposant l’objet en parties, afin de remplacer les éléments irréductibles — comme les vieilles vis qui ne rentrent pas dans les tournevis — par des autres qui, eux, le sont. La conséquence de cette pratique, très courante, est la mutilation irréversible de la chose vis-à-vis de son historicité. C’est une carcasse de chose, dans laquelle on est venu insérer une majorité de contenus étrangers. Ce n’est pas pour autant un ersatz, car le technicien ne prétend pas restituer un vieil Erard du siècle dernier. Il cherche à restituer une fonctionnalité technique au mieux présumée perdue ou altérée, au pire à déformer sciemment la chose pour en faire un piano au sens actuel : rappelons ainsi que l’instrument que nous connaissons résulte d’une situation, et non d’un mouvement de la nature. Il ne porte pas en lui l’exclusivité de l’expression sensible de l’homme, pas plus que celle-ci porterait en elle la voie de libération de l’être humain aliéné. Quoiqu’il fût à l’origine, le piano s’est déployé comme une « machine performante » :

Hormis de rares exceptions, cette version gagnante de l’histoire s’est imposée, d’une génération à l’autre, comme un principe intangible. Elle perdure jusqu’à nous malgré les métamorphoses historiques du piano.23

Kreidy nous propose un constat simple et dialectique : adjoindre à notre regard sur les développements technologiques la considération que chaque choix est un abandon, et que chaque avancée implique une perte — rien de bien éloigné de ce que nous disions plus haut. Le piano est un engrenage dans la technicisation du monde, et le déploiement de la Technique un avatar de la Destruction.

Il faut déjà concevoir qu’à l’intérieur du cercle technique rien d’autre qu’elle ne peut subsister, car son mouvement propre va ( …) vers la perfection. Tant que cette perfection n’est pas acquise, la technique avance, éliminant toute moindre vigueur. (…) Elle se révèle destructrice et créatrice en même temps, sans qu’on veuille ni puisse le maîtriser.24

L’état des pertes ne se limite pas à une affection de la diversité dont l’enjeu ne serait, somme toute, qu’une histoire d’ennui — la fameuse revendication du jeu et de la fête permanente25. Toute unidimensionnalisation est destructrice, au sens où elle se déploie comme tradition : « la facture de piano d’aujourd’hui interagit avec des pianistes n’ayant jamais joué que les pianos modernes »26. Le ver était-il déjà dans le fruit, lorsqu’en 1797, le facteur Louët critiquait ceux « tant anciens que modernes qui ont prétendu et voulu prouver que la musique était toute soumise au calcul » ?

C’est précisément ce qui fait qu’au milieu de tous ces sons plus ou moins altérés entre eux, tel morceau de musique nous enchante, qui, s’il était calculé géométriquement, et comparé avec la justesse des intervalles indiqués par la résonnance des corps sonores ne présenterait qu’un chaos indéchiffrable27.

Ainsi voyons-nous davantage, depuis le moment où nous sommes, que l’objet et son monde ne sont pratiquement plus que fantômes — si ce n’est le cas de la dimension esthétique humaine elle-même. Le piano s’impose encore pour la seule raison qu’il est déjà dominant. Son répertoire est stérilisé par ses conditions matérielles d’existence — le « public » du marché culturel, la « redécouverte » par principe alimentaire par les nouveaux pianistes — ainsi que par l’enfermement réducteur de l’interprétation et de la facture. L’objet est stérile autant que stérilisant. D’un point de vue pratique, il est ainsi notoire de constater que ces pianos mutilés ne marchent plus au bout de quelques années de service, ou bien qu’ils ont un rendu parfaitement inintéressant28. Ils deviennent, dans la situation, les preuves factuelles de l’obsolescence naturelle, de l’ordre positiviste. Même « améliorés », il est évident que ce ne sont que de vieux pianos qui n’ont qu’un fonctionnement par essence imparfait. Ainsi, nous les faisons répondre au sens d’obsolescence qui leur est attribué dans l’univers courant.

Parler de mutilation soulève évidemment la question de l’authenticité. Suffirait-il de déchirer un voile pour que le rideau de la Tradition laisse place à la révélation de l’être authentique de la chose artisanale ? Il y a certes une singularité irréductible à la dissolution technicienne, mais cela ne signifie pas pour autant que la chose soit porteuse d’un sens intrinsèque. Ce que l’artisan qui fait le choix de surmonter l’irréductibilité sans la détruire met en œuvre, c’est la projection d’un sens sur cet ensemble muet.

III. L’artisan-restaurateur et l’explicitation du disparu

Nous entrons désormais dans le terrain de l’artisan restaurateur proprement dit : celui qui met au jour des univers de sens disparus.

La restauration est une pratique largement basée sur l’observation, la documentation et la compréhension d’un objet muet. Sans le savoir du restaurateur, le propriétaire de l’objet restauré ne sera pas en mesure de voir et de traiter avec l’invisible dont il a imprégné l’objet en le travaillant. C’est par cet univers occulte, tiré d’une expérience parfaitement imaginaire de l’expérience historique de l’objet, qu’il sait le totaliser, et donc le comprendre sans le dissoudre. Nous verrons, en dernier lieu, que cette totalisation est critique, au sens où l’univers-disparu de la chose retrouvé et mis en mouvement la situation présente constitue un contre-sens à cette situation.

Si le sens n’apparaît pas spontanément, il faut user de techniques et de stratégies. Je suis contraint, afin de parler par expérience, d’employer des exemples issus de la facture de pianos.

1. La quête de la situation disparue

Au niveau simplement sonore, le piano produit des sons grâce à des marteaux que l’on actionne mécaniquement et qui viennent frapper des cordes, le plus souvent en acier. Le son est quant à lui amplifié par un panneau de bois, la table d’harmonie. En conséquence, une variation sur ces paramètres va inévitablement produire une modification des possibilités de rendu sonore de l’instrument. Si l’on considère une certaine « authenticité » du son du piano que l’on travaille, nous devons mettre en place une méthode pour le dévoiler sans le « dénaturer », si tant est qu’une telle authenticité soit possible.

Le geste classique consiste à dire : « puisque la chose est déjà-là, alors elle est d’origine ». D’autant plus que l’on retrouve ce que l’on a de vécu de l’original, comme la poussière, la corrosion et la rouille. Pourtant, cet état d’origine de 2020 n’est pas l’état d’origine de 1820. Il faut donc transcender le cordage rouillé vers le cordage neuf de l’époque. Un restaurateur, Alain Moysan, résume le problème ainsi :

La restauration d’un objet ancien, quel qu’il soit, doit s’effectuer suivant un certain nombre de critères généraux et les instruments de musique n’y font pas exception. Il s’agit soit d’assurer une simple conservation en l’état dans de bonnes conditions, de manière à pérenniser l’aspect documentaire des instruments (…), soit d’envisager une restauration de présentation qui aura en gros les mêmes buts mais qui pourra, peut-être, présenter l’inconvénient de nécessiter le remplacement de certains éléments (…), soit enfin de remettre l’instrument en jeu. (…)

Dans le cas d’un musicien qui a besoin de son instrument, il n’y a pas de place pour une tergiversation si l’on veut qu’un instrument retrouve sa fonction musicale en toute sécurité puisqu’une remise dans le strict état d’origine ne le permettrait pas.29

Sur les deux cent cordes que comporte le piano, certaines peuvent avoir été remplacées. Faut-il les retirer ? Ce serait ôter arbitrairement une part de l’histoire de l’instrument, et donc de la manière de sonner à un moment de sa vie. Pourtant, ces remplacements peuvent être — et sont souvent — contraires à « l’esprit d’origine », par ignorance ou par limite matérielle. Quand bien même on nettoierait toutes les cordes de leur couche de rouille, et c’est un phénomène connu des restaurateurs, on modifierait de manière irrégulière le diamètre des cordes, dont l’acier aura quoi qu’il en soit subi les altérations du temps. L’instrument remis en état est donc « singularisé » par son vécu historique, notion à laquelle on renvoie lorsque l’on parle de « patine ». Comme Moysan le remarque, la remise en état de jeu appelle presque nécessairement à des remplacements. Car c’est bien là un aspect irréductible de l’objet : il vieillit, et n’est pas conçu pour être inaltérable, si jamais cela fut possible. Si, par exemple, toutes les cordes présumées d’origine étaient présente, il serait imprudent de les tendre à leur hauteur présumée d’origine. Cela impliquerait une tension globale que la structure de l’objet ne peut plus supporter de par son vieillissement. Prenons un ciseau à bois : le ciseau proprement dit peut être très bon, mais son manche d’origine pourra céder au premier coup de maillet. En baissant la tension globale du cordage du notre piano en l’état, nous nous éloignons du même coup du phénomène musical que l’on cherche à faire revivre.

Le travail d’un restaurateur doit permettre la restitution de ce que musiciens et mélomanes entendaient à l’époque de la construction des instruments et la transmission de ce patrimoine dans le meilleur état et le plus fidèlement possible aux générations futures.30

Nous ne savons donc toujours pas quel est l’état d’origine vivant, puisque nous n’en avons que la patine. Mesurer les diamètres de cordes et tout remplacer par du neuf n’y changerait rien, puisque rien ne nous indique que le résultat sera, au point où nous en sommes, fidèle à l’original.

Les cordes ne sont qu’une partie du problème, l’autre élément fondamental de la production sonore du piano étant le marteau. Il fut, selon les moments, recouvert de cuir ou de feutre, voire des deux ; de tels matériaux sont d’une part très sensibles aux conditions physiques environnantes31 — dessèchement, gonflements — et d’autre part à l’usure impliquée par leur fonction : la frappe des cordes les marque, les creuse, les tasse et il est convenu qu’à un moment donné, ils seront remplacés faute de pouvoir encore assurer leur rôle. La probabilité de trouver des marteaux d’origine est donc plus faible que pour les cordes ; et quand bien même il nous est impossible de savoir si leur rendu sonore d’origine a été conservé dans la « patine ».

En conclusion, rien ne se montre spontanément ; par ailleurs, un travail de simple conservation ne fait que freiner un peu la patinisation de l’objet. Nous demeurons coincés face au piano qui ne se révèle que comme patiné. En tant que tel, il continue d’apparaître comme moribond ; pire encore, il accrédite, en l’absence de retour critique sur l’expérience que l’on en fait, l’idée que la chose est obsolète en soi, et ne peut donc plus se réaliser dans un usage quotidien, sauf comme cadavre décoratif. Si l’on réalisait des copies brutes de ces instruments sur des matériaux non-patinés, il y a fort à parier qu’elles donneraient un rendu fondé non pas sur la fidélité au rendu original perdu, mais sur celle au rendu patiné, laissant ainsi l’illusion que le rendu vivant de cet instrument soit conforme au rendu mort de l’obsolescence.

2. La production de la situation d’interprétation du disparu

La chose est une totalité : elle ne se dissout pas en des parties aussi détachées du monde que « cordes », « marteaux », « touches ». Ce sont, au contraire, des éléments étrangers les uns aux autres mis ensemble de telle manière qu’ils forment indissolublement un piano. Ce qui fait donc de l’instrument l’expression du piano de celui qui l’a fabriqué, quand bien même celui-là n’a jamais eu la moindre idée du piano exprimé par nos contemporains.

Ce que l’on cherche à restituer, c’est donc quelque chose qui serait reconnu par le facteur d’origine comme étant un piano, et comme étant son piano. Cela revient, au final, à faire preuve de médiumnisme ou de divination, en ce que nous sommes menés à retrouver un point de vue disparu depuis très longtemps. Nous n’avons pas accès à ce point de vue, pas plus que nous ne pouvons échanger notre conscience avec autrui. Il y a même une distance irréductible à cette conscience étrangère : précisément parce qu’elle n’est pas ma conscience, elle demeure ce que ma conscience vise à travers mon épreuve de l’historicité de la chose. Je ne peux donc pas adopter, à proprement parler, un point de vue tel que la chose soit « ma » chose. Je ne peux, tout au plus, qu’imaginer l’univers qui entoure et qui définit cette chose comme un piano normal. Un tel univers s’est exprimé, concrètement, dans un mélange complexe de pratique et de fonds idéologique, que je ne peux restituer à moi seul par l’imagination. Il y a même une difficulté considérable à traiter avec certains aspects historiques évidents de l’univers de sens de l’époque : les pianos qui suivent la première guerre mondiale ont été construits dans un vécu de la guerre proche. Faut-il se mettre dans de telles conditions pour travailler authentiquement le piano ? C’est là où l’univers de sens agit comme révélateur. Au sortir d’une guerre coûteuse en matériaux, fabriquer des pianos bourgeois est parfaitement secondaire : le principal est de produire, « relever la boîte », quitte à revoir à l’économie certains aspects de fabrication. Les mécaniques de pianos à queue Erard troquent, au moins à partir de 1919, des éléments en laiton — réglables — contre des éléments en bois. Les feutres de marteaux sont simplifiés. Sans cette recontextualisation, on ne comprend pas la différence rencontrée sur le terrain, et l’on porte un jugement hasardeux sur le piano global. D’une certaine manière, il serait permis, à l’usage, de considérer une amélioration de ces instruments, dès lors que leur idée d’origine semble être le « moindre mal ». Nos aciers actuels sont probablement meilleurs sur le plan technique ; les modèles d’avant-guerre, plus dépensiers lors de leur fabrication, apparaissent comme la référence à atteindre. Chercher à se rapprocher, sur un Erard de 1920, d’un Erard de 1900, est donc permis dans la situation imaginaire de 1920 que l’on met au jour et que l’on actualise. Ce qui n’est permis qu’en puissance dans cette situation « 1920 » l’est en pratique dans la nôtre.

L’écart se fait d’autant plus grand sur les instruments anciens. Le pianiste Paul Badura-Skoda doit faire un réel effort pour tirer quelque chose de cohérent d’un ancien pianoforte :

Habitués à en découdre avec la grande résistance des touches caractérisant les pianos à queue modernes, mes doigts me parurent lourdauds. Mon jeu était trop pesant. L’instrument ancien restituait sans pitié la plus petite inégalité de toucher.32

Mais dans cette pratique, axée sur la fonctionnalité non destructive de l’instrument, il met au jour un jeu de piano techniquement valide sur un piano d’époque. Le geste revient au même que chez le restaurateur.

Dans tous les cas, la révélation de la situation d’origine est paradoxale : elle n’est pas immanente à la chose elle-même. Elle est plutôt l’état d’esprit dans lequel l’artisan interprète l’objet ancien afin de le travailler. Tout comme le brouillard peut révéler l’apparaître mystérieux voire inquiétant de la prairie qui, d’ordinaire paraît si sereine. Cette situation d’interprétation est impensable sans documentation et sans culture, notamment historique. Nous constituons, au fur et à mesure de notre recherche de l’univers passé, un vécu de cet univers. Que cela soit véridique ou non par rapport à la situation réellement vécu en 1900 ou en 1780 n’a aucune importance ; ce qui compte est d’être en mesure de rendre cette situation vivante, et que l’on comprenne les choix pratiques de celui qui a fabriqué l’objet.

3. Limites et enjeux de l’explicitation restaurative

Cette démarche comporte deux limites notables. Il faut être certes en mesure de faire abstraction de nos propres conceptions présentes — faire donc une sorte de mise entre parenthèses — pour comprendre le plus naturellement possible la situation de l’objet. Mais, en revenant à notre préalable sur l’obsolescence, certaines parties demeurent probablement perdues à jamais. Prenons, sur ce point, l’exemple des matériaux.

Nous considérons aujourd’hui les matériaux structurels comme le bois ou l’acier selon des critères mathématiques. Or, nous pouvons deviner à la fois par chronologie et par le recours à des descriptions isolées des ébénistes qui ont eu suffisamment de moyens pour les publier dans des livres que les essences de bois étaient employées selon de purs critères empiriques ; l’usage, ou des propriétés pratiques, comme la réaction dans telle situation de stress, ou l’habileté au façonnage33. À la rigueur, avec une pratique suffisante des essences de bois — qui ne sont plus tout à fait celle de jadis — il serait possible d’effectuer des descriptions dans l’esprit des ébénistes d’antan, et donc d’avoir une référence documentaire pour interpréter le choix des matériaux employés, par exemple dans la construction d’un clavecin du XVIIIe siècle français. Mais certaines de ces expériences sont disparues à jamais. Les placages d’ivoire obéissent à des critères de qualité variables en fonction de leur provenance, des appellations commerciales — « ivoire » renvoyant à des choses très diverses — et des jugements des ivoiriers ; il renvoie également à un imaginaire colonial suggéré par les documents qui nous sont parvenus de cette époque, et au caractère mythique de leur provenance — la bête qu’est l’éléphant pour l’ivoire, comme l’huile de spermaceti employée comme lubrifiant mécanique miracle renvoie à la pêche baleinière. L’ère de l’exploitation industrielle de l’ivoire vivant a heureusement cessé — elle demeure pour l’ivoire fossile —, mais cela signifie que nous sommes incapables de juger du rendu originel d’un clavier de piano, qui pourtant devait donner un certain effet esthétique, relatif au jugement de ses contemporains habitués, dans les demeures bourgeoises, à traiter avec l’apparat des matériaux nobles et exotiques. Le bois exotique est aujourd’hui associé à la mauvaise qualité, et n’a plus, justement, son aura d’exotisme34. Le rôle de la noblesse est davantage tenu par la laque polyester noire que par de l’acajou verni. Certes, certains matériaux étranges sont toujours employés. Les fournisseurs vendent aujourd’hui de l’ivoire de mammouth pour les pianos, mais le phénomène est extrêmement rare35.

Selon les enjeux que l’on attribue à la restauration, la limite de l’action restauratrice — et donc explicitative — se trouve dans l’action elle-même. Le connu n’apparaît qu’après l’explicitation. Imaginons que les changements intervenus en 1920 pour des raisons économiques se sont révélés déterminants, dans la pratique, envers l’expérience musicale des pianistes de l’époque — un autre type sonore, peut-être plus mat et plus ouvert aux expérimentations du XXe siècle : alors mon retour sur le modèle de 1900, bien que conforme après mise en situation avec l’intention du facteur risque d’effacer les conséquences imprévues de ses choix de facture, et donc des aspects potentiellement fondamentaux pour la compréhension de la musique des années 1920. C’est un corollaire de ce que la restauration peut expliciter :

Si on considère, en revanche, que le piano n’est pas uniquement une machine performante, mais essentiellement un instrument d’art, on refuse les progrès en esthétique et on considère que chaque amélioration apporte inévitablement une perte. (…) les pianos anciens, indépendamment du pianiste, sont des témoins-clé des particularités stylistiques du passé. Paramètres déterminants de l’écriture musicale, leurs sonorités offrent des indices sur les conditions de naissance des compositions. Comme l’instrumentation d’une œuvre est significative de son époque, la valeur d’un piano ancien ne peut pas se limiter à son strict aspect technologique. (…) Admettre et évaluer l’importance de la perte des sonorités anciennes et discuter d’un possible enrichissement avec un piano plus récent permet à coup sûr d’acquérir une connaissance plus juste des intentions des compositeurs du passé.36

Autrement dit, le restaurateur ne met pas au jour des univers de sens innocemment : il a une certaine responsabilité sur le déploiement de ces univers dans la situation présente. Nous en venons aux conclusions.

IV. Conclusions : l’artisanat de restauration et sa responsabilité

Au travers de ces univers perdus, l’artisan est renvoyé à lui-même dans la situation présente. Le choix technicien, c’est la mise à mort de l’obsolescence ; or, tout porte l’artisan à muter en technicien. Ainsi, le suicide de l’artisanat passe par l’abandon de ce qui le stigmatise aujourd’hui. Nous disions que l’artisan n’était en cela plus maître de ses propres possibilités : il importe peu de savoir s’il l’a jamais été. Dans une situation qui pousse, de manière aussi diffuse, à la destruction des singularités, l’artisan évoque ce « substrat » dont parlait — ou espérait — Herbert Marcuse, dont l’ « opposition est révolutionnaire même si leur conscience ne l’est pas », qui « viole les règles du jeu et, en agissant ainsi, (…) montre que c’est un jeu faussé »37.

En s’aventurant dans la disparition, le restaurateur court le risque, avant tout économique mais néanmoins pratique, de disparaître à son tour. Mais son travail d’explicitation vivante dépasse la simple curiosité intellectuelle : il ouvre la voie non pas au renouveau ou à l’imitation de possibilités disparues — car, comme nous l’avons dit, l’univers retrouvé demeure une production du restaurateur — mais à des possibilités fermées dans le développement pratique de la situation présente. Si rien ne prouve que cela nous ouvre à une bonne fin, il demeure évident que la préservation vivante de la différence soit une garantie de liberté face au risque d’uniformisation passive, d’enfermement, voire de destruction incontrôlée.

Il y a également, dans cet épiphénomène de refus, l’affirmation selon laquelle la libération des possibilités humaines passe par la survie du vécu interprétatif. Le restaurateur met au jour des possibilités, des mondes oubliés : prendre conscience de la perte des possibilités de transcendance musicale, c’est aussi prendre conscience de la fragilité de ces possibilités.

Ce travail d’explicitation ne va pas de soi. Si cette tâche est vitale pour l’Homme, il demeure dépendant du hasard de la situation. De nos jours, les pratiques techniques demeurent très vaguement contrôlées : cette liberté est essentielle sans quoi il n’y aurait probablement plus la moindre possibilité d’artisanat critique. Dire que la méthode de travail du restaurateur — et donc de mise en évidence des situations perdues — peut s’apprendre et se transmettre, c’est rappeler du même coup l’enseignement à sa propre responsabilité. Aussi, nous ne pouvons cautionner l’affirmation du restaurateur qui déclare :

L’art du restaurateur comporte une instruction technique et théorique, mais aussi une part considérable et essentielle d’apprentissage dans un atelier. Cet apprentissage doit durer de longues années. Ce métier ne peut donc être enseigné par une école. Le diplôme que conférerait une école pourrait être dangereux en encourageant le public à s’adresser à des personnes ayant subi une formation théorique et n’ayant pas suffisamment de pratique.38

On se demande, en pareil cas, comment le pauvre diplômé pourrait jamais obtenir une pratique « suffisante ». C’est une perspective parfaitement suicidaire que de faire de la restauration le privilège de quelques gourous omniscients dotés de l’exclusivité de « l’expérience » acquise dans une temporalité alternative où ils n’ont jamais été confrontés à la restauration d’un objet ancien sans l’avoir été déjà « suffisamment » auparavant. Si les artisans qui sortent d’une école sont dangereux pour les objets, c’est précisément parce qu’ils auront été formés à un technicisme inquestionné. Je n’ai donc que peu de retenue à rappeler, après cet exposé, que l’enseignement technique en France ne comporte pas de formation philosophique ; quant à la philosophie universitaire, il me semble qu’au-delà des appels incessants à « l’esprit d’entreprise » auprès des doctorants — et qui finalement ne font que renvoyer les philosophes à leur propre signification d’obsolescence dans l’univers courant qui ne sait que faire de leur faible rentabilité — elle se trouve rarement en situation de dialoguer avec ce monde professionnel là. Mais il faudrait, pour y remédier, voir l’enseignement technique autrement que comme une « voie de garage », ou un concours élitiste digne d’un divertissement. Il faudrait, pour cela, penser que l’explicitation du caché et le travail interprétatif ne sont pas exclusifs à tel sujet ou tel objet, mais une base essentielle pour le déploiement des possibilités humaines, à l’heure où nous les considérons davantage à travers l’enfermement, qu’à travers la liberté.


  1. Si les deux premiers exemples sont assez répandus, le dernier est une banalité un peu oubliée. Le camp d’extermination a régulièrement servi de paradigme dès 1945. Voir, parmi d’autres, H. LEFEBVRE, Critique de la vie quotidienne, I : Introduction (1947), Paris, L’Arche, 1977. ↩︎

  2. La quasi-totalité des considérations livrées ici sont issues de cette pratique concrète de l’artisanat d’art, pour laquelle il n’y a guère de « source primaire » écrite pouvant servir une étude. Il nous faut ici reconnaître la dette critique et pratique envers David Boinnard, facteur de clavecins, avec qui nous avons eu la chance d’apprendre à travailler sur des instruments anciens sans jamais cesser de questionner et de discuter sa propre pratique. ↩︎

  3. J.-P. SARTRE, « Questions de méthode » (1957) dans Critique de la Raison dialectique, tome I : Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1985, p.131. ↩︎

  4. Ibid., p. 132. ↩︎

  5. C’est-à-dire un « aiguiseur », autrefois le plus souvent ambulant. ↩︎

  6. Folklorisation ne renvoie pas ici à un imaginaire « passé » et déchu, mais bien à un imaginaire désigné dans le présent comme obsolète, mais néanmoins réalisé dans un cadre pratique complètement intégré dans l’univers courant, là où il devrait logiquement s’inscrire en contradiction avec lui. ↩︎

  7. B. CHARBONNEAU, Le Jardin de Babylone (Pan se meurt) (1937–1945), Paris, Gallimard, 1969, p.192. ↩︎

  8. Sur ce point, les systèmes abandonnés tirent paradoxalement profit de leur caractère fermé. Les suites logicielles de la fin des années 1990 n’ont que peu de différences réelles d’avec leurs versions actuelles, à ceci près qu’elles ont constitué une « perfection achevée ». En ce sens, elles se constituent historiquement comme des contradictions au système éphémère ambiant, où les logiciels sont interconnectés et synchronisés entre eux par des serveurs distants — le cloud — et ne peuvent donc plus fonctionner en circuit fermé une fois leur obsolescence déclarée. Windows 2000 est, à l’heure actuelle, toujours maintenu et amélioré quasi-exclusivement par un amateur japonais, et Windows XP l’est également par des communautés en ligne, afin de les rendre fonctionnels, en tant que systèmes passés, sur des équipements actuels. Les limites de ces systèmes constituent donc, pour certains, des avantages certains. ↩︎

  9. J. ELLUL, La technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 12. ↩︎

  10. Ibid., p. 74. ↩︎

  11. Le terme ne semble pas employé en tant que substantif par Heidegger. Mais c’est de toute évidence un « voile » qui est sous-entendu derrière le « voilement » et le « dévoilement » que l’on retrouve un peu partout, et surtout dans le paragraphe suivant :

    « Mais ce qui en un sens demeure retiré, ou bien retombe dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière “dissimulée”, ce n’est point tel ou tel étant, mais (…) l’être de l’étant. Il peut être recouvert au point d’être oublié, au point que la question qui s’enquiert de lui et de son sens soit tue » (Être et temps, op. cit., p. 47). ↩︎

  12. Ibid., p. 37. ↩︎

  13. Terme employé par Günther Anders (notamment dans L’obsolescence de l’homme : tome 2, sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle (1980), tr. fr. de C. DAVID, Paris, Fario, 2011) et de manière très voisine par Marcuse : « ainsi, une société recrée constamment, “en-deçà” de la conscience et de l’idéologie, des types de comportement et des aspirations qui s’incorporent à la “nature"des membres de cette société ; et tant que la révolte ne s’attaquera pas à cette “seconde nature”, à ces modèles introjectés, le changement social demeurera “incomplet” et se détruira lui-même » (Vers la libération : au-delà de l’homme unidimensionnel, tr. fr. de J.-B. GRASSET, Paris, Minuit, 1969, p.22). Dans un sens inverse, c’est un concept central de la philosophie de Bernard Charbonneau (Une seconde nature (1970), Paris, Sang de la terre-Médial, 2012). ↩︎

  14. K. MARX, « Introduction générale à la critique de l’économie politique » (1857) dans Économie. 1, tr. fr. de M. RUBEL et L. EVRARD, Paris, Gallimard, 1994, p.253‑254. ↩︎

  15. M. HEIDEGGER, Être et temps, op. cit., p. 38. ↩︎

  16. Terme employé par Marcuse à plusieurs reprises dans Vers la libération : au-delà de l’homme unidimensionnel, op. cit. ↩︎

  17. P. BADURA-SKODA, « Ma conversion au piano-forte » (2001) dans Être musicien, Paris, Hermann, 2007, p.18. ↩︎

  18. Ibid. ↩︎

  19. Ibid. ↩︎

  20. L’exemple renvoie à un autre Pierre concret que celui de Sartre : nous prions le lecteur de ne pas présumer ici de rapprochements de la sorte. ↩︎

  21. C’est-à-dire, autrefois, quelqu’un qui travaillait directement avec ses propres mains. ↩︎

  22. Selon nos propres relevés des différents outils mentionnés dans les manuels techniques passés et présents que nous avons pu rencontrer. ↩︎

  23. Z. KREIDY, « Le piano : instrument d’art, machine performante » dans Clefs pour le piano | Keys to the piano, Château-Gontier, Aedam Musicae, 2018, p.5. ↩︎

  24. J. ELLUL, La technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 78. ↩︎

  25. « Contre l’économisme dépourvu d’autres valeurs que celles de l’échange, la contestation prenait parti pour la réunion de la fête et du quotidien, pour la transformation du quotidien en lieu de désir et de plaisir » (H. LEFEBVRE, Critique de la vie quotidienne, III : De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien), Paris, L’Arche, 1981, p.30). Cela vaut, entre autres, pour les pré-situationnistes et premiers situationistes. Ellul, non sans raccourcis grossiers, critiquera durement ce culte de la fête comme étant « un nouveau nazisme » (Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p.339). ↩︎

  26. Z. KREIDY, « Le piano : instrument d’art, machine performante », art cit, p. 19. ↩︎

  27. A. LOÜET, Instructions théoriques et pratiques sur l’accord du piano-forte, Paris, Imprimerie Bertrand-Quinquet, 1797, p.30. Ouvrage en ligne sur la plateforme Gallica. ↩︎

  28. De telles pratiques étaient communes dans les années 1970-2000, où l’usage était que le piano optimal était fondé sur le modèle allemand, à savoir Steinway ou Bösendorfer (le premier étant d’origine germanique), puis sur la technicité japonaise. Les pianos français « anciens » étaient alors remontés avec des cordes inadaptées pour davantage de puissance, et leur charge, c’est-à-dire l’appui des cordes sur la partie résonnante, augmentée dans la même idée. L’esthétique du meuble était également repensée en ce sens — feutres d’un même rouge vermillon, clavier en ivoire remplacé par du plastique. L’échec sonore de ces modifications s’explique par l’ignorance du rapport entre la longueur des cordes, leur tension et leur diamètre. Une corde trop grosse ou d’un acier trop dur cassera peu, mais sera peu sollicitée et générera une inharmonicité — c’est-à-dire un nuage de sons plus ou moins faux — forte. L’instrument semble alors sonner mal « de par lui-même », justifiant par le biais de l’expérience de l’auditeur le principe selon lequel le moderne est toujours supérieur à l’ancien. ↩︎

  29. MOYSAN Alain, La restauration des pianos anciens des origines à 1850, Vial, 2009, p.5. ↩︎

  30. Ibid., p. 4. ↩︎

  31. La raison profonde de l’abandon du cuir reste aujourd’hui incertaine. Certains contemporains avancent une raison économique très concrète, à savoir l’impossibilité, dans les années 1830-1840, de trouver du cuir de qualité suffisante. ↩︎

  32. P. BADURA-SKODA, « Ma conversion au piano-forte », art cit, p. 18. ↩︎

  33. Bien que cela soit faux sur le plan physique, un facteur de clavecins m’a déjà rapporté — en ayant malheureusement perdu la source historique — le caractère auto-lubrifiant du laiton, qui s’oxyde effectivement peu et se polit très bien, expliquant ainsi son usage dans une partie sensible à la friction. ↩︎

  34. Le bois exotique sert à fabriquer, aujourd’hui, essentiellement des mauvaises fenêtres, portes d’entrée et terrasses. Alors que l’acajou servait, dans des pianos où il était l’essence de base de la structure, à faire à peu près tout, du simple bloc de bois portant un numéro à un petit marteau de quelques millimètres d’épaisseur, un morceau de bois exotique actuel est intravaillable, de fil très grossier, et se casse au premier coup de ciseau. ↩︎

  35. Un autre exemple de subsistance non-compréhensive de l’usage de ces matériaux nobles est la graisse de cerf. Elle est employée comme lubrifiant haut de gamme dans le piano, sans plus d’explication. En réalité, il s’agit de la graisse animale qui sèche le moins dans des conditions normales ; avant la découverte du pétrole et donc de l’huile minérale, les lubrifiants étaient d’origine végétale ou animale. Est-ce à dire qu’il faille ici reprendre la pêche baleinière pour lubrifier nos vieilles mécaniques à coup d’huile de cachalot ? L’intention d’origine semble bien être de réduire la friction avec un produit qui persiste le plus longtemps, et l’huile minérale remplit bien mieux cette fonction que la graisse animale. ↩︎

  36. Z. KREIDY, « Le piano : instrument d’art, machine performante » dans Clefs pour le piano | Keys to the piano, Château-Gontier, Aedam Musicae, 2018, p.8. ↩︎

  37. H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel : essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), tr. fr. de M. WITTIG, Paris, Minuit, 2008, p.280. ↩︎

  38. F. GERMOND, L’Ébéniste restaurateur, Paris, Colin, 1992, p.10. ↩︎