Les enjeux socio-politiques de la médecine : le cas du trouble des conduites

Résumé

Peut-on soigner sans être révolutionnaire ?

Présentation menée dans le cadre du séminaire de Philippe Sabot intitulé Médecine et société, Lille-3, M2 Philosophie, 2015-2016.

Introduction

En 2007, le CCNE (comité consultatif national d’éthique) exprimait un avis critique envers le diagnostic précoce du trouble des conduites chez les jeunes enfants1. Bien que saisi sur le point précis de cette pratique dès les premières années d’existence de l’individu, les problèmes qui furent soulevés par le comité furent d’ordre plus général : au-delà de la démarche prédictive, la théorie psychopathologique elle-même est critiquable ; le dépistage de la maladie pose problème car la maladie elle-même est problématique. L’avis du CCNE a pu se montrer critique pour la raison qu’il a perçu la situation historique dans laquelle il se trouvait lui-même, ainsi que l’ensemble médical théorique et pratique sur lequel il s’est exprimé. Si la maladie ainsi nommée a pu poser problème, c’est donc par sa manière d’exister : son diagnostic, sa « création » et la pratique de son soin sont autant d’éléments qui ont lieu à un moment précis et dans une société donnée ; ainsi en va-t-il également de l’avis critique qui en est ici tiré. L’existence située du problème rend explicite la coexistence conflictuelle de deux médecines dans la même situation.

Situation de la pathologie

Le trouble des conduites fait référence à un ensemble de pathologies classifiées dans les deux grands systèmes en usage international. Dans le DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), il est divisé en trois codes (312.81, 312.82, 312.89) en fonction de la période d’apparition de la maladie2. Le diagnostic de cette pathologie est reconduit dans l’édition suivante – et actuelle –, le DSM-5, paru en 2013 et donc postérieurement au présent avis du CCNE. Le problème du diagnostic d’une pathologie « crée » par un manuel se pose avec l’usage de ce manuel. Le trouble des conduites se retrouve, certes, aussi bien dans le système américain – DSM – qu’international – CIM (classification internationale des maladies) : mais cette présence partagée n’est pas pour autant le signe d’une pertinence de la description de la pathologie, au sens où malgré les défauts et les intentions controversées que l’on pourrait prêter à l’un ou l’autre classement, il y aurait quelque chose comme un phénomène objectif de la pathologie. Cette similitude peut être tout autant le signe d’une influence d’un classement sur un autre, autrement dit de l’adéquation entre le système de références produit en psychiatrie et l’univers de sens courant de la société dans laquelle la recherche et la pratique médicale ont lieu. La pathologie normée est créée par des individus qui pensent et interprètent le pathologique dans un univers donné. Que le trouble des conduites soit aussi pertinent pour l’APA (American Psychiatric Association) que pour l’OMS (organisation mondiale de la santé) et que cette pertinence apparaisse au même moment pour l’un et pour l’autre est le signe d’un problème d’ensemble posé par l’usage des classifications en psychiatrie dans nos sociétés contemporaines.

1.1 La psychopathologie dans le champ social, politique et judiciaire

Le premier constat du CCNE est celui de l’ambiguïté de la définition du trouble des conduites : « elle tend à occulter les frontières entre pathologie et délinquance, entre démarche médicale et démarche judiciaire »3, cette ambiguïté étant pleinement assumée dans le rapport analysé par le comité : « le terme de “trouble des conduites” exprime des comportements dans lesquels sont transgressées les règles sociales. Ce trouble se situe donc à l’interface et à l’intersection de la psychiatrie, du domaine social et de la justice »4. Elle n’a cependant rien de spécifique à la maladie : la classification du DSM – qui se veut « athéorique » et donc plus usuelle – se situe directement dans cet usage politique, social, judiciaire, et même économique de la psychiatrie : ainsi, lors de sa troisième édition en 1980, « le manuel a eu d’énormes conséquences, tout à fait inattendues. Il a servi de base pour le remboursement des soins et des médicaments, pour la prise en charge de services à la personne, pour la reconnaissance d’une invalidité, et même pour l’obtention d’un permis de conduire, d’un permis de piloter, la reconnaissance du droit d’adopter un enfant, etc. »5. Sans nécessairement dicter quoi que ce soit, les acteurs économiques – privés – du secteur médical – les laboratoires – s’accordent plutôt bien d’un ensemble de normes qui élargissent leur clientèle : « le trouble bipolaire de type 2, que nous avons introduit, a permis aux entreprises pharmaceutiques (…) de doubler le nombre de patients traités pour troubles bipolaires » ; « le marché des médicaments contre les troubles de l’attention est passé de 15 millions de dollars avant la publication du ‘DSM-IV’ à 7 milliards de dollars aujourd’hui »6. Cette ambiguïté n’a ainsi rien de nouveau au moment où le CCNE la dénonce. L’usage de la psychiatrie punitive en URSS est un exemple de l’élargissement du champ psychiatrique bien connu depuis les années 1970. L’usage de la psychopathologie dans le champ social, politique et judiciaire est ainsi assez symptomatique d’un univers d’existence de type unidimensionnel où la négativité est réprimée voire détruire. Soigner les transgressions sociales, c’est ne pas admettre leur cohérence et leur lien concret avec l’univers dans lequel elles ont lieu. La normalité de l’univers du DSM rejette la négation, et par extension la révolte, dans l’erreur et le pathologique : elle s’oppose, par exemple, au mot de Jacques Ellul d’après qui « il n’y a pas un exceptionnel de la révolution opposé à un normal ou à une règle de la vie des peuples, des pouvoirs, des civilisations. (…) scrutant les événements d’un peu plus près, voici que nous constatons dans les faits cette permanence de la révolution parmi les hommes »7, ou encore à toute création – par définition usant de négativité pour réaliser quelque chose qui n’est pas présentement – d’un vivant qui surmonte et résout les tensions avec son milieu, qui lui permette « un nouvel équilibre avec le monde, une nouvelle forme et une nouvelle organisation de sa vie »8. L’avis du CCNE est écrit, il convient ainsi de le souligner, à un moment où les thématiques sécuritaires sont fortement présentes dans l’espace public médiatique français : le pays a connu des émeutes dans les banlieues à la fin de 2005, et le ministre de l’intérieur alors en exercice faisait de la répression radicale de la délinquance l’un des principaux axes de sa campagne présidentielle. Le collectif « pas de zéro de conduite », à l’origine de la saisine, est directement lié à ce contexte politique : le dépistage précoce des troubles du comportement était proposé dans l’avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance présenté à l’époque par le gouvernement, provoquant les vives réactions à l’origine de ce collectif9.

1.2 Vers une psychopathologie essentialiste

La théorie qui prend place dans ce contexte répressif est essentialiste et « unidimensionnelle » – pour reprendre le terme employé dans l’avis du comité10. Si elle est l’expression d’un mouvement d’harmonisation sociale et politique – élargissant ainsi son domaine pratique –, elle parvient presque paradoxalement à faire preuve de totalisation – ce qui serait dialectique et donc empreint de négativité – en intégrant une variété de comportements a priori sans lien logique entre eux. Nous en arrivons ainsi au second problème épistémologique soulevé par le comité. L’idée d’un diagnostic précoce implique que des symptômes infantiles fassent partie de la même série de phénomènes que le viol ou le vol à main armée perpétré à l’âge adulte. L’individu n’est pas conçu comme une existence mais comme une essence qui se contente d’exister : la conduite violente est l’expression « nécessaire » – puisque sa contingence rendrait vain tout diagnostic préventif et surtout aussi précoce – d’un individu pathologique en lui-même : « certains pensent aujourd’hui pouvoir tout lire de l’identité et de l’avenir d’un enfant par l’étude de son comportement, de la séquence de ses gènes, ou par l’analyse en imagerie de ses activités cérébrales »11. Mais l’idée de prévention n’est pas claire pour autant au sujet des intentions qui la guident : s’agit-il de dépister pour soigner – c’est-à-dire faire disparaître le comportement violent – ou pour simplement réprimer – c’est-à-dire étouffer son expression ? L’articulation du trouble psychologique autour d’une causalité biologique est fataliste. La prévention ne serait certes pas superflue dans le cas où un individu détecté très tôt puisse à force de travail inverser la « mauvaise tendance » rendant sa personnalité défectueuse : mais ce serait là entrer en contradiction avec la relation de causalité qui fonde la maladie. Si le comportement de l’individu est l’expression de sa « nature », alors un individu antisocial ne peut pas en venir sincèrement à adopter un comportement social « normal ». Une prévention qui viserait ainsi à l’inversion des tendances pathologiques innées de l’individu se contente ainsi d’une fausse guérison, d’une rechute en attente, prévenue à son tour à l’aide d’une surveillance constante et donc d’un rappel incessant à la pathologie. Le suivi d’un patient souffrant de trouble des conduites s’apparenterait alors à la traque obsessionnelle de la récidive de Jean Valjean par l’inspecteur Javert, convaincu de la fatalité du comportement d’un criminel. Le CCNE souligne ainsi à juste titre le peu d’originalité d’une telle démarche : il eut été cependant plus approprié d’employer d’autres références que la seule phrénologie. L’usage de statistiques et de probabilités et la « confusion entre causalité et corrélation »12 rappelle les recherches des eugénistes américains menées durant l’entre-deux guerres, et toutes les politiques – menées ou non – qui en furent inspirées. Il ne suffit pas de nier l’importance de facteurs socio-culturels pour échapper à de tels aboutissements pratiques – l’eugénisme social, biologique ou racial. L’avis du comité note cette nuance : « le rapport indique – mais sans en tenir véritablement compte – une notion importante : la survenue des symptômes précoces du « trouble » chez l’enfant ne serait pas corrélée au niveau socio-économique et culturel de la famille, survenant à la fois au sein de familles aisées et de familles défavorisées »13. La lecture attentive du médecin français mais largement sous influence américaine – Alexis Carrel nous montre qu’il est tout à fait possible de bâtir une théorie essentialiste qui défende à la fois un primat de la nature individuelle sur le milieu et une condamnation de l’origine sociale voire raciale14. La démarche de prévention, en répondant au besoin de soigner une nature « troublée » trop représentée, pourrait ainsi tout autant reposer sur l’idée que le milieu socio-culturel ne fait que favoriser l’expression des « natures » pathologiques préservées et encouragées par des sociétés devenues trop permissives – c’est la thématique classique du « déclin de l’Occident ». L’avis du CCNE semble voir dans cette recherche d’une objectivité quasi-physique la marque d’une grave insuffisance dans les références du rapport d’expertise : « d’une manière plus générale, le rapport d’expertise méconnait toute une série de travaux importants (…) dans le cadre d’un domaine important de la biologie qu’est l’étude des relations entre gènes et environnement »15. Tomber dans une psychiatrie mécaniste serait ainsi simplement faire preuve d’ignorance théorique. Les critiques adressées à la pratique médicale en dérive dans les points suivants – 4 et 5 – nous laissent cependant penser que les insuffisances théoriques sont là aussi l’expression d’une nécessité pratique, qu’elles découlent également de la situation concrète de la médecine.

2 Situation pratique de la médecine

La prise en compte de l’environnement dans l’interprétation d’une pathologie dépasse la seule question – scientifique – de la vérité et de la fausseté. Elle comprend d’importantes implications pratiques pour la médecine.

Dépistage et relation médecin-patient

Le CCNE décrit une médecine prédictive qui risque « d’exercer des effets néfastes sur ceux qu’elle croit simplement désigner de manière neutre et objective »16. Le médecin ne se contente pas ici de désigner l’individu, mais également son essence pathologique. Dans le cas précis du dépistage précoce, il n’y a pas de chute dans un état catastrophique. Le médecin seul crée le rapport à la pathologie, et pense agir comme un révélateur de la vérité cachée du patient. Le problème de la relation unidirectionnelle entre le psychiatre et le patient troublé se pose d’autant plus lorsque ce dernier est un enfant trop jeune pour comprendre le véritable sens de son comportement – c’est-à-dire ici de sa nature. Cette pratique consiste ainsi à entrer en relation avec le fantôme de la pathologie pour mieux la réaliser : elle emprisonne « paradoxalement ces enfants dans un destin qui (…) n’aurait pas été le leur si on ne les avait pas dépistés. Le danger est en effet d’émettre une prophétie auto réalisatrice, c’est-à-dire de faire advenir ce que l’on a prédit du seul fait qu’on l’a prédit »17. Le psychiatre est situé avec sa pratique. En méconnaissant le rôle de l’environnement sur l’individu, il méconnait également la position de son jugement et de sa propre pratique médicale :

La plupart du temps, en parlant des conduites ou de représentations anormales, le psychologue ou le psychiatre ont en vue, sous le nom de normal, une certaine forme d’adaptation au réel ou à la vie qui n’a pourtant rien d’un absolu, sauf pour qui n’a jamais soupçonné la relativité des valeurs techniques, économiques ou culturelles, et qui adhère sans réserve à la valeur de ces valeurs et qui, finalement, oubliant les modalités de son propre conditionnement par son entourage, et pensant de trop bonne foi que la norme des normes s’incarne en lui, se révèle, pour toute pensée quelque peu critique, victime d’une illusion fort proche de celle qu’il dénonce dans la folie.18

La particularité de cette illusion est ici qu’elle se réalise. Carrel pensait le médecin comme un médium qui, dans sa clairvoyance en viendrait à déceler les caractères de supériorité ou d’infériorité inexprimés de l’individu : son projet mis en pratique aurait effectivement mis en place une situation où les supérieurs domineraient les inférieurs. Ce curieux rapprochement entre médecine et métapsychique trouve ici une résurgence. La facilité du recours aux psychotropes et aux anxiolytiques ne laisse finalement guère de doutes sur le but visé par la « médecine prédictive » : « l’administration de psychotropes ou anxiolytiques à de jeunes enfants, dans un souci de traitement symptomatique et de stratégie préventive est une facilité à laquelle notre société se doit de ne pas céder (…). [Elle] risque de simplement masquer ces troubles du comportement, et donc occulter les symptômes sans soigner les maladies »19. Le « soin » est ici conçu comme la répression d’un caractère ou d’une essence de l’individu – ce que nous remarquions plus haut : un faux diagnostic serait donc ce qu’il y a de plus efficace, en parvenant à masquer ce qui est caché et dont l’existence n’est réellement avérée que dans le cas d’un échec du soin et de la prévention. Dans le cas précis du diagnostic précoce des troubles du comportement, la mise en pratique d’une psychiatrie essentialiste mène à une stigmatisation de l’individu – ce que souligne le CCNE – qui le ferait exister socialement et individuellement – dans un cadre réflexif, pour lui-même – comme troublé et anormal ; elle conduit également à un renforcement de la médication abusive en rendant la médecine d’autant plus efficace que les pathologies « soignées » n’existent pas, ce qui serait perçu positivement d’un point de vue économique mais serait désastreux sur le plan humain : les recherches pharmaceutiques les plus rentables seraient ainsi les plus favorisées, et la sur-médication d’une population toujours plus élargie provoquerait à son tour une augmentation des pathologies physiologiques liées à ce type d’abus. Cette logique de fonctionnement, telle qu’elle se révèle ainsi, explicite un conflit d’ordre plus général au niveau de la définition même du soin.

2.2 Soin de l’individu et soin du milieu

Le médecin a une responsabilité particulière qui lui est donnée par le patient et par lui-même si son premier souci est « de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux »20. Se concentrer sur le soin de pathologies fantomatiques, c’est non seulement se méprendre, mais aussi contribuer au développement d’une médecine qui redéfinit le soin non plus comme une guérison – le passage à un normal jamais identique au précédent – mais comme un ajustement constant au « normal » établi et, dans cette définition, inerte. En pratiquant la médecine dans laquelle il pense et se forme, ce médecin-là harmonise l’univers social de ses négativités, contradictions et différences individuelles : il est responsable du caractère répressif de la société dont il contribue à l’unidimensionnalisation. Le CCNE semble assez conscient de cette dérive politique et exerce – autant qu’il le peut étant donné son rôle – sa responsabilité en refusant de la cautionner : il « redit ici son opposition à une médecine qui serait utilisée pour protéger la société davantage que les personnes »21. La question se pose de savoir comment soigner, si le « soin » qui se présente est illusoire voire pathologique – c’est-à-dire qu’il est faux. Le rapport à la normalité devient délicat si cette normalité est elle-même pathologique : « les limites se font rapidement sentir lorsque, par exemple, le stress et la pression mentale du patient sont causés non seulement par certaines mauvaises conditions dans son travail, son quartier ou sans statut social, mais par la nature même de ce travail, ce quartier et ce statut lui-même dans leur état normal »22. La stigmatisation de l’enfant, la pathologisation de l’individu critiquées par le CCNE deviennent ici la logique générale du soin : « ainsi le rendre normal pour cette condition reviendrait à normaliser le stress et les pressions, ou pour le dire plus brutalement : le rendre capable d’être malade, de vivre sa maladie comme une santé sans la conscience de cette maladie, en se voyant et en étant vu comme sain et normal »23. Si le médecin perçoit les causes d’une pathologie comme le fait le CCNE dans la « précarité de l’environnement du jeune enfant, son exposition à des violences physiques ou psychiques, ou encore le spectacle, direct ou à travers les médias, de telles violences, la crise de la transmission des valeurs »24, alors son soin ne pourrait être effectif que dans le soin de cette situation. Là encore, contourner le problème serait tentant : l’exclusion des malades, c’est-à-dire leur exclusion sociale ne ferait que procéder à un ajustement de façade de l’univers social – en le déchargeant de ses éléments pathologiques – qui n’empêcherait pas l’apparition d’autres malades vivant dans la même situation pathogène et inchangée ; de plus, le devenir des patients serait une condamnation à l’état pathologique, incapables de retourner à une normalité catastrophique à leurs yeux. La paix sociale d’une médecine de l’exclusion serait un déséquilibre malsain voire mortifère – la société unidimensionnelle ayant tendance à détruire ses exclus et ses marginaux, en particulier lorsqu’ils sont de plus en plus pesants – qui mettrait au profit des « normaux », des « guéris » et des malades en puissance la souffrance psychique et sociale des autres tout en l’accentuant, la rendant invisible ou légitime aux yeux des premiers.

Le médecin qui perçoit la responsabilité qui lui est donnée lorsque sa pratique nécessite un soin des structures sociales, économiques et culturelles à l’origine des pathologies qui se présentent à lui – et dont il ne peut contrôler le flux, contrairement au médecin prédictif – se retrouve donc face à un mur : sa pratique est anormalisée par le corps auquel il appartient – dans le cas où le modèle prédictif se montre majoritaire – et la société dans laquelle il exerce, c’est-à-dire qu’il risque lui-même d’être perçu comme pathologique par son environnement, ou d’y être poussé par sa mise en minorité et son exclusion professionnelle puis sociale.

Conclusions

L’avis du comité consultatif national d’éthique porte sur les aspects théoriques et pratiques d’un diagnostic précoce d’une pathologie aux fondements épistémologiquement douteux comme le trouble des conduites. Si l’avis qu’il exprime – car le rôle du comité se limite là – n’a pas de réelle conséquence pratique, il révèle l’existence d’un véritable conflit conceptuel et pratique au niveau du soin et de la médecine en général – même si le problème est plus évident au niveau de la psychiatrie25. Ce conflit émerge d’une nécessité pratique du soin : soigner l’individu, ce n’est pas l’ajuster à la pathologie afin de la normaliser mais parvenir à un autre état – c’est-à-dire viser à un changement qualitatif – dans lequel l’individu retrouve l’activité dans son milieu plutôt que de souffrir de sa soumission à ce dernier. Dans ce cadre – situé au niveau historique, n’étant pas de tout temps et de tout lieu – le médecin conçoit la nécessité de redéfinir une médecine falsifiée face à l’impossibilité de soigner, de pratiquer effectivement. Cette irruption ouverte de la médecine dans le champ social et meme politique apparait dans un contexte où la médecine s’est elle-meme progressivement – et donc plus indirectement – installée dans le domaine judiciaire, professionnel, économique et social au point de se trouver en contradiction avec sa propre définition. C’est un renversement dialectique et, disons-le, révolutionnaire dans ses implications socio-politiques, qui apparait dans cet écart souligné il y a maintenant plusieurs années. Rien n’indique que la tendance fut inversée depuis : la cinquième édition du DSM, parue en 2013, a provoqué des critiques encore plus radicales que ses éditions précédentes, soulignant une nouvelle fois des fondements scientifiques douteux, la généralisation abusive des nouvelles maladies qui y sont décrites et les risques de diagnostics prédictifs et de surmédicalisation qui en découlent.


  1. Comité consultatif national d’éthique, Problèmes éthiques posés par des démarches de prédiction fondées sur la détection de troubles précoces du comportement chez l’enfant, avis n°95 du 11 janvier 2007 [disponible en ligne à http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis095.pdf ]. ↩︎

  2. American Psychiatric Association, DSM-IV-TR : manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux, 4e édition, Masson, 2005, p. 110-117 [disponible en ligne à  https://psychiatrieweb.files.wordpress.com/2011/12/manuel-diagnostique-troubles-mentaux.pdf]. ↩︎

  3. Comité consultatif national d’éthique, Ibid., p. 3. ↩︎

  4. Ibid. ↩︎

  5. FRANCES Allen, « La psychiatrie est en dérapage incontrôlé », propos recueillis par B. Granger et O. Postel-Vinay, Bibliobs, 29 mars 2013 [disponible en ligne à http://bibliobs.nouvelobs.com/en-partenariat-avec-books/20130329.OBS6215/allen-frances-la-psychiatrie-est-en-derapage-incontrole.html]. ↩︎

  6. Ibid. ↩︎

  7. ELLUL Jacques, Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 9. ↩︎

  8. CANGUILHEM Georges, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009, p. 12. C’est nous qui soulignons. ↩︎

  9. « Quand Sarkozy voulait détecter les troubles du comportement chez l’enfant », L’Obs, 3 décembre 2008 [disponible en ligne à http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20081201.OBS3496/quand-sarkozy-voulait-detecter-les-troubles-du-comportement-chez-l-enfant.html]. ↩︎

  10. Comité consultatif national d’éthique, Ibid., p. 4. ↩︎

  11. Ibid., p. 3. ↩︎

  12. Ibid., p. 4. ↩︎

  13. Ibid., p. 4. ↩︎

  14. Voir GOSSART Paul, Alexis Carrel : essentialisme et destruction, 2016 [disponible en ligne à http://www.paulgossart.com/textesphilosophie/106-alexis-carrel-essentialisme-et-destruction-a-venir]. ↩︎

  15. Comité consultatif national d’éthique*, Ibid.*,p. 5. ↩︎

  16. Ibid. ↩︎

  17. Ibid. ↩︎

  18. CANGUILHEM Georges, op. cit., p. 216. ↩︎

  19. Comité consultatif national d’éthique, Ibid., p. 6. ↩︎

  20. Serment d’Hippocrate employé par le Conseil National de l’Ordre des Médecins [disponible en ligne à https://www.conseil-national.medecin.fr/le-serment-d-hippocrate-1311]. ↩︎

  21. Comité consultatif national d’éthique, Ibid., p. 6. ↩︎

  22. MARCUSE Herbert, Aggressiveness in advanced industrial society, 1967 [disponible en ligne à https://www.marxists.org/reference/archive/marcuse/works/aggressiveness.htm], traduction personnelle (“ The limits will soon make themselves felt, for example, if the mental strains and stresses of the patient are caused, not merely by certain bad conditions in his job, in his neighborhood, in his social status, but by the very nature of the job, the neighborhood, the status itself – in their normal condition.”). ↩︎

  23. Ibid., traduction personnelle (“Then making him normal for this condition would mean normalizing the strains and stresses, or to put it more brutally: making him capable of being sick, of living his sickness as health, without his noticing that he is sick precisely when he sees himself and is seen as healthy and normal”). ↩︎

  24. Comité consultatif national d’éthique, Ibid., p. 8. ↩︎

  25. Le soin des pathologies issues des désastres écologiques est un exemple assez connu aujourd’hui de ce type de limites pratiques. Citons, parmi d’autres, le cas de l’explosion de l’infertilité dans les sociétés occidentales qui se contentent de la gérer sans chercher à expliquer son origine : mise en évidence depuis le début des années 1990, l’existence très répandue des perturbateurs endocriniens n’a jamais été clairement prise en compte par les autorités sanitaires, si ce n’est même reconnue. (Voir CICOLELLA André, Toxique planète : le scandale invisible des maladies chroniques, Paris, Seuil, 2013, 309 p. ; ROBIN Marie-Monique, Notre poison quotidien, Paris, La découverte, 2013, 495 p.). ↩︎