Robespierre, lecteur de Rousseau dans la Révolution

Résumé

Une interprétation de Robespierre autour de Rousseau et de la religion.

Présentation menée dans le cadre du séminaire de Patrice Canivez sur Rousseau, Lille-3, M1 Philosophie, 2014-2015.

Robespierre : le problème du mythe

Parler de Robespierre est, peut-être plus que de beaucoup de sujets, considérablement pris dans la situation où cette prise de parole a lieu. L’homme est défiguré par le mythe : comprendre Robespierre nécessite la persévérance et l’obstination d’une recherche solitaire dans son époque, c’est-à-dire à contre-courant, anticonformiste, ou même provocatrice. Il est presque impossible d’échapper à la prise de position : parler de Robespierre, c’est se prononcer « pour » ou « contre » lui. Ce fut donc là le premier problème qui s’est posé pour le chercher ; le second est beaucoup plus classique : ce sont les sources. Le mythe fut si lourd que les premières biographies – qui malheureusement servirent de base à d’autres travaux – n’eurent pour effet qu’une revitalisation de la signification mythologique, dans le cas où il ne s’agissait pas là de la fonder. Nous savons ainsi bien peu de choses sur l’étudiant qu’était Robespierre : certains s’efforcèrent pourtant d’y retrouver les traits du futur conventionnel. L’avocat nous a laissé bien plus de matière : mais celle-ci intéressa peu, rien ne permettant de charger un peu plus la légende noire d’un Cromwell français. Quant au parcours politique, son interprétation se retrouve prise dans le problème de l’engagement, ce qui, on s’en doute, fera figure d’épouvantail pour celui qui préfère s’attarder sur des sujets plus confortables. Il y a en effet de quoi penser que parler de Robespierre, c’est prendre le risque de décrédibiliser son propos (à soi). Ce n’est pas par hasard que le mythe prend aujourd’hui un aspect médical et même psychiatrique. Robespierre est le plus souvent une espèce de psychopathe, un paranoïaque asocial. On a récemment cru démontrer à partir d’un faux la sarcoïdose de Robespierre ; d’autres accèdent ainsi à des révélations psychanalytiques délirantes, quitte à ce qu’il faille, pour les appuyer, combler les manques de la biographie par des inventions personnelles.

Parler de Rousseau et de Robespierre, c’est encore parler de Robespierre ; c’est encore une fois prendre le risque de compromettre le premier en l’associant au second ; c’est créer le lien entre l’auteur et la dangerosité de son propos. C’est pourquoi aujourd’hui on ne trouve pas d’étude d’une ampleur suffisante sur le sujet. Pourtant, ce ne sont pas les annonces qui manquent : cela fait partie du mythe de dire que Robespierre est un fanatique de Rousseau.

C’est ici qu’il faut s’éloigner de la caricature : certes, Robespierre a lu Rousseau, le revendique même parfois. C’est un élément essentiel de sa compréhension, et sans doute cela a-t-il pu influencer les interprétations ultérieures de Rousseau. Mais jusqu’où cette influence s’est-elle exercée ? Dans quels domaines ? Est-ce que Robespierre doit-être considéré comme un « Rousseau au pouvoir », cherchant à appliquer une théorie jusqu’à l’absurde et la folie, ou bien est-il un vrai penseur politique, comprenant lui-même Rousseau dans son temps, c’est-à-dire s’efforçant de prendre en compte la réalité présente, la situation historique – car elle est perçue comme telle – qu’il est en train de vivre durant la Révolution ?

Éléments biographiques

Il semble y avoir peu d’éléments permettant d’affirmer quoi que ce soit sur le lien réel entre Rousseau et Robespierre pendant les études de ce dernier. Il n’existe qu’un document, dont la date de rédaction est incertaine et l’authenticité parfois mise en difficulté par les aspects inhabituels du manuscrit. Ce texte, connu sous le nom de Dédicace aux mânes de Jean-Jacques Rousseau est donc délicat à interpréter ; il le fut souvent de manière littérale, comme en témoigne la référence récurrente à la rencontre avec Rousseau qui y est mentionnée :

Je t’ai vu dans tes derniers jours, et ce souvenir est pour moi la source d’une joie orgueilleuse : j’ai contemplé tes traits augustes, j’y ai vu l’empreinte des noirs chagrins auxquels t’avaient condamné les injustices des hommes. Dès lors j’ai compris toutes les peines d’une noble vie qui se dévoue au culte de la vérité.1

Une lecture littérale suggérerait que le jeune étudiant ait rencontré Rousseau avant sa mort en 1778 : mais rien ne permet d’exclure une lecture plus symbolique, une rencontre fictive qui représenterait la découverte de l’œuvre de Rousseau par le jeune Robespierre, et l’influence décisive qu’elle aurait eu sur ses choix de vie. Mais tout ceci n’est rien d’autre que de la spéculation. La suite du texte nous faciliterait pourtant tellement la tâche :

La conscience d’avoir voulu le bien de ses semblables est le salaire de l’homme vertueux (…). Comme toi, je voudrais acheter ces biens au prix d’une vie laborieuse, au prix même d’un trépas prématuré2

Robespierre voudrait ici explicitement suivre l’ « exemple », la « trace vénérée », dut-il en mourir – ce qu’il aurait donc fait. Toute la vie, le parcours, la pensée de l’homme Robespierre se voit, d’après ce texte, définie par l’exemple de Rousseau : conclusion qui serait sans doute parfaite, si la Dédicace, son origine et son authenticité, étaient moins sujets à caution. Quoi qu’il en soit, l’influence de Rousseau sur Robespierre n’a pas besoin d’un tel témoignage pour être établie. On peut avancer sans trop de risque qu’il l’a lu durant sa formation intellectuelle, et que son œuvre a influencé sa pensée politique. Les tournants de sa vie, c’est-à-dire où s’opère une réflexion, correspondent à la période où sont publiées les œuvres posthumes de Rousseau : les Confessions et les Rêveries du promeneur solitaire. Il est malgré tout important de rappeler que sa culture s’étend bien au-delà d’un seul auteur : les références à l’antiquité sont nombreuses, ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui vient de Louis-le-Grand3 ; Montesquieu est également une référence régulière, à côté d’auteurs comme Voltaire, Condillac, Mably ou Turgot4.

En 1784, Robespierre, alors avocat, participe à un concours organisé par l’Académie de Metz. Certains y ont vu une tentative d’imiter le Discours sur les sciences et les arts que Rousseau avait soumis à l’Académie de Dijon en 1750. Rien ne permet pourtant d’appuyer une telle interprétation. La question posée était celle de « l’origine de l’opinion qui étend sur tous les individus d’une même famille, une partie de la honte attachée au peines infamantes que subit un coupable »5. Sans doute cela pouvait-il tout d’abord intéresser l’avocat. Sa proposition est anonyme – on la reconnaît grâce à l’épigraphe, une citation de l’Eneide de Virgile ; elle remporte un prix, sans pour autant obtenir la médaille d’or. Cela l’encourage tout de même, et il fera publier son texte après l’avoir retravaillé. Par ce travail, Robespierre participe à la vie intellectuelle, au débat d’idées du moment. Pas de quoi, pour autant, y voir spécialement une tentative d’imiter le maître. Peut-être a-t-il espéré un succès comme homme de lettres ? A la même époque, il participe à un autre concours : l’Académie d’Amiens propose de faire l’éloge du poète Gresset. Cet éloge restera une occasion supplémentaire de défendre certaines causes qui lui paraissent essentielles : il y dénonce le luxe, la corruption de l’irréligion6. De manière générale, cet avocat des années 1780 semble tout simplement aimer les débats. C’est ainsi que l’historien Hervé Leuwers désigne la carrière judiciaire de Robespierre comme une « fabrique de causes célèbres » : en témoigne la douzaine de mémoires judiciaires qu’il édite entre 1782 et 17897, qui, si leur but est conventionnellement de gagner une cause dans le public – soit hors du palais – peuvent aussi placer leur objet dans les grands débats du siècle sur la société, ses lois ou les mœurs8. Citons à titre d’exemple de ces « causes célèbres » l’affaire du paratonnerre et l’affaire Dupond :

en 1783, Robespierre avait fait de la défense du paratonnerre la cause de la science, obligeant les magistrats à s’imposer en défenseurs des Lumières et du progrès ; six ans plus tard, l’affaire Dupond devient la cause de la Nation et de l’injustice, mêlant étroitement les intérêts d’une partie et ceux de la patrie9.

C’est cet homme là, ce défenseur de causes généralisées qui va « entrer en révolution » en 1789, qui va quitter son positionnement entre le palais et l’espace public pour rester définitivement dans le second10.

« Le peuple est bon »

Cette « seconde époque », où Robespierre est, sans jouer un rôle décisif, un intervenant régulier dans l’espace public, nous dévoile quelques principes de base de sa pensée politique. En 1790, il tente en vain de modifier le projet d’organisation de la garde nationale afin que tous les citoyens – y compris les non-actifs, qui en sont privés – puissent y accéder. Dans un discours sur le sujet, il fonde son raisonnement sur le principe suivant : « c‘est le peuple qui est bon, patient, généreux ; (…) le peuple ne demande que tranquillité, justice, que le droit de vivre »11, précisant toutefois qu’il est ainsi « toutes les fois qu’il n’est point irrité par l’excès de l’oppression »12. C’est l’oppression qui le pousse à la violence : refuser un accès universel à la garde nationale, c’est créer la milice de « la classe qui le dédaigne »13 et dont l’usage sera, précisément, de contenir cette violence. Dans cette logique, la garde nationale doit servir non pas à contenir mais à résoudre la violence populaire : c’est une arme contre l’oppression, et non un outil de cette dernière. Le peuple est bon en tant qu’il l’est fondamentalement ; ce principe constitue un horizon indépassable pour toute politique qui s’en veut l’expression. Rien n’est au dessus du peuple : « je méprise quiconque a la prétention d’être quelque chose de plus »14. Se mettre au dessus de lui, c’est le mépriser et donc s’exposer à sa violence ; c’est aussi tomber dans les malheurs et la corruption de la richesse et du luxe : « je veux être pauvre, pour n’être point malheureux »15. Cette foi dans le peuple souverain, Robespierre la tient – ouvertement – de Jean-Jacques Rousseau : « personne ne nous a donné une plus juste idée du peuple que Rousseau, parce que personne ne l’a plus aimé : “le peuple veut toujours le bien, mais il ne le voit pas toujours” »16 – citation qui se révèle inexacte, l’originale étant « on veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours »17. L’incompatibilité du peuple sert, en tant que principe ; à dénoncer la corruptibilité des gouvernements : « les mandataires du peuple voient souvent le bien, mais ils ne le veulent pas toujours »18 ; « cette maxime incontestable : que le peuple est bon, et que ses délégués sont corruptibles ; que c’est dans la vertu et dans la souveraineté du peuple qu’il faut chercher un préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement »19.

  1. in Œuvres¸ p. 233.
  1. in Œuvres¸ p. 234.

La souveraineté du peuple et son incorruptibilité ne sont pas les seuls principes qui transparaissent ou qui sont affirmés dans ces premières années révolutionnaires. D’autres prises de position reflètent l’inspiration rousseauiste de la réflexion de Robespierre ; sa condamnation de l’esclavage vient du Contrat Social :

De quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est cruel, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement20.

Robespierre se bat, en mai 1791, pour la reconnaissance des droits politiques des hommes de couleur, avec succès. Il devra cependant s’efforcer de défendre, en vain, le décret face une proposition d’abrogation déposée en septembre 1791. Ainsi pose-t-il la question :

Mais qu’est ce donc, surtout dans les colonies, que les droits civils qu’on leur laisse, sans les droits politiques ? Qu’est-ce qu’un homme privé des droits de citoyen actif dans les colonies, sous la domination des blancs ?

à laquelle Rousseau pourrait répondre :

N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent, sans échange, n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ?21.

La dimension religieuse du personnage dont l’importance est notable n’est pas non plus exempte de références à Rousseau. Pour Henri Guillemin,

dans l’ultime procès qu’il plaidera à Arras, au début de 1789 – l’affaire Dupond –, Maximilien prononcera des paroles qui l’engagent plus que ne le devinent ceux qui l’écoutent et où se reflète distinctement la pensée de Rousseau : “ Il est temps que cette idée de Dieu, employée si longtemps par l’adulation pour assurer aux chefs des empires une puissance illimitée et monstrueuse, serve enfin à rappeler les droits imprescriptibles des hommes ; il est temps de reconnaître que la même autorité divine qui ordonne aux rois d’être justes défend aux peuples d’être esclaves”22.

Tout comme Rousseau dans les Confessions, Robespierre condamne ces « incrédules intolérants qui voudraient forcer le peuple à ne rien croire » : « on a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe : ils la diront plus longtemps, si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique qui celui qui dit la messe »23. Mais nous ne pouvons aller plus loin sur le parallélisme facile entre Rousseau et Robespierre : les principes religieux qui guident ce dernier dépassent la simple considération « rousseauiste » d’une situation politique. L’Être Suprême, ce sera l’un des fondements du gouvernement révolutionnaire, et ce gouvernement l’œuvre d’hommes entrés en révolution. Les questions de légitimité révolutionnaire et de représentation nationale sont des points sur lesquels s’exprime l’autonomie intellectuelle de Robespierre.

Le défenseur de la Constitution et le révolutionnaire

Robespierre est loin d’être le révolutionnaire radical de l’an II au début de la Révolution. N’oublions pas les remarques de l’Émile :

que le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l’a garanti des violences particulières, si le mal qu’il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien (…). La seule apparence de l’ordre le porte à le connaître, à l’aimer24.

La constitution monarchique est loin d’être parfaite : nous avons vu les tentatives de Robespierre pour lutter contre l’esclavage ; en 1789, il lutte également contre le droit de veto conféré au Roi par la constitution, ce « monstre inconcevable en morale et en politique »25. Rappelons également son opposition constante à l’inégalité fondamentale de l’accès à la garde nationale. Considérablement isolé au sein de l’assemblée constituante, la plupart de ses combats ne mènent à rien, ou sont même raillés. Notons toutefois que ce sera sur une proposition de Robespierre que ses membres renonceront à se représenter à l’élection suivante. Respectant ce serment, et n’exerçant plus de mandat en 1792, l’ancien constituant continue de contribuer au débat politique en créant son journal, Le Défenseur de la Constitution. Peu importe son tirage ou sa longévité – il en sortira douze numéros – ce journal retient notre attention en ce qu’il soutient un régime dont les défauts n’ont cessé d’être pointés du doigt par son auteur. Mieux vaut une constitution imparfaite que pas de constitution du tout, pourrait-on dire. Mieux vaut également une représentation fragile et corruptible que pas de représentation. Si Rousseau affirme, dans le Contrat Social, que « la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée »26, Robespierre s’oppose à ce principe, soutenant déjà en 1789 la nécessité des représentants : la volonté des représentants

doit être regardée et respectée comme la volonté de la nation ; qu’elle doit en avoir nécessairement l’autorité sacrée et supérieure à toute volonté particulière, puisque, sans cela, la nation, qui n’a pas d’autre moyen de faire des lois, serait en effet dépouillée de la puissance législative et de sa souveraineté.

Si ce principe de représentation est cher à Robespierre, il est facile de deviner qu’il s’agit pour lui d’une véritable source de problèmes et de questions :

le législateur n’est point infaillible, fût-il le peuple lui-même. Les chances de l’erreur sont bien plus nombreuses encore, lorsque le peuple délègue l’exercice de son pouvoir législatif à un petit nombre d’individus : c’est-à-dire, lorsque c’est seulement par fiction que la loi est l’expression de la volonté générale27.

Robespierre essaye de concilier la représentation et sa critique rousseauiste dans une théorie originale.

Elle consisterait à dire que le peuple ne délègue pas de pouvoir législatif à des représentants, mais seulement une fonction de législature à une assemblée de mandataires. Ces mandataires ne seraient que des commis, au même titre que les autres agents du gouvernement28.

Quant à la volonté du peuple, elle ne s’exprime pas à travers les mandataires, qui ne sont donc pas des représentants, mais dans son approbation des lois :

la législature fait des lois et des décrets ; les lois n’ont de caractère de lois que lorsque le peuple les a formellement acceptés (…). Ces décrets ne sont exécutés avant d’être soumis à la ratification du peuple que parce qu’il est censé les approuver : s’il ne réclame pas, son silence est pris pour une approbation29.

On comprendra alors le changement de position de Robespierre vis-à-vis de la constitution au moment de la prise de tuileries, considérée parfois comme une seconde révolution ou, du moins, comme la véritable entrée en scène du peuple dans le cours des évènements. Auparavant – et contre Rousseau – opposé à la peine de mort, il va la réclamer contre le roi. Auparavant défenseur de la constitution, il va insister sur la légitimité des recours extraconstitutionnels dont le peuple dispose pour contrôler ses mandataires. Ce pouvoir de contrôle, Robespierre cherche à lui donner des moyens constitutionnels et légaux : élargir au maximum la publicité des séances des assemblées, la révocabilité des délégués, les tribunaux populaires. Lorsque de telles mesures ne suffisent plus, le peuple peut avoir recours à cette mesure illégale qu’est la résistance à l’oppression : « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »30. L’insurrection est légitime, mais illégale. Rousseau justifie également le droit à l’insurrection dans le Discours sur l’inégalité :

Le contrat de gouvernement est tellement dissous par le despotisme que le despote n’est le maître qu’aussi longtemps qu’il est le plus fort et que, sitôt qu’on peut l’expulser, il n’a point à réclamer contre la violence. L’émeute qui finit par étrangler ou détrôner un sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la veille de la vie et des biens de ses sujets.31

Ce que Robespierre reprend dans une argumentation similaire :

Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit à l’insurrection, elle rentre dans l’état de nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l’a anéanti.32

C’est toute une théorie de la révolution qui se fonde sur un principe que se veut hérité de Rousseau, à savoir que la volonté du peuple est bonne.

« Pour » ou  « Contre » Rousseau, peu importe. Robespierre est l’exemple même de la vie d’une théorie ou d’une pensée dans le monde et ses évènements. C’est devant la prise des tuileries, ou la guerre, qu’il s’efforce de construire quelque chose qui s’accorde avec les principes auxquels il croit profondément et de par lesquels il comprend le monde et l’histoire en cours. Il n’est pas le seul : c’est sur une proposition de Saint-Just que l’on proclamera ce gouvernement « révolutionnaire jusqu’à la paix »33, gouvernement de guerre, puisque « la Révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis »34 et la constitution « le régime de la liberté victorieuse et paisible »35. La révolution, fondée sur des principes – la volonté du peuple – certes, mais avec des révolutionnaires à principes également. Là encore, Robespierre retrouve Rousseau :

la France est perdue, peut-être, si la Convention nationale ne déploie un plus grand caractère, et si elle n’adopte pas des principes plus purs et plus populaires. Elle les adoptera sans doute, et le portrait du législateur qu’a tracé le plus éloquent de nos philosophes ne doit pas nous effrayer. “Il faudrait une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions et qui n’en éprouvât aucune, qui, dans le progrès des temps, se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle, et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes”.

C’est ici que la question religieuse prend son importance. Il reprend, nous l’avons dit, la critique de Rousseau contre l’athéisme ; ce dernier disait ainsi : « ces vains et futile déclamateurs vont de tout côtés, armés de leurs funestes paradoxes ; sapant les fondements de la foi, anéantissant la vertu »36. La vertu, c’est précisément ce qui est exigé du gouvernement révolutionnaire. Nous avons dit que si le peuple ovulait le bien et ne le voyait pas toujours, ses délégués le voyait souvent et ne le voulait pas toujours ; l’appel à la sagesse et à la vertu permet de résoudre cette dialectique du peuple et de ses délégués. « Le 5 mai 1794, il dit que “la vertu” est “la force de l’âme” qui nous fait préférer l’intérêt public à tous les intérêts particuliers »37. La vertu est innée aux yeux de Robespierre. C’est le « contentement intérieur de l’âme à pratiquer et à voir pratiquée la justice »38, une « volupté céleste dans le calme d’une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public »39. Cette volupté céleste fait le lien entre le caractère anthropologique de la vertu et la nécessité du religieux. En fait, Robespierre transforme

la religion de l’homme en celle de l’homme nouveau, le citoyen, et la religion de l’Évangile en la religion civile de la République. La cause de l’Être Suprême est celle du peuple, comme il l’écrit dans le défenseur de la Constitution : “ Dieu puissant ! cette cause est la tienne, défends toi-même ces lois éternelles que tu gravas dans nos cœurs, absous ta justice accusée par le triomphe du crime et par les malheurs du genre humain, et que les nations se réveillent désormais au bruit du tonnerre dont tu frapperas tous les tyrans et les traîtres ”[^40 ]40.

La vertu exigée des mandataires du peuple trouve son fondement dans le Dieu « qui mit dans le sein du [patriote] cette force divine et cette flamme céleste qui les anime »41. Pour Robespierre, Dieu fonde la Révolution, et l’athéisme la contre-révolution.

Conclusion : une filiation complexe

Nous sommes loin d’avoir exploré toutes les pistes que nous proposerait une étude approfondie du rapport entre Robespierre et Rousseau. La critique du droit de propriété par exemple, l’éducation, ou encore les considérations sur la nature du pacte social, n’ont pas été mentionnées ici. De plus, Robespierre n’était pas seul, et ne pensait pas seul ; ceux qui l’ont accompagné dans la mort ont beaucoup contribué à la théorie de la Révolution que nous avons décrite. Saint-Just, relativement à son jeune âge, a écrit bien plus que Robespierre, sur des thèmes qui ne peuvent que susciter l’intérêt d’une analyse de la réinterprétation révolutionnaire de Rousseau. L’importance du Club des Jacobins ne doit pas non plus être sous-estimée42. De Robespierre, il ne nous reste quasiment que des discours, qui nous ont montré, plutôt qu’un simple fanatique cherchant à tout prix à appliquer une théorie sur une réalité incompatible, un penseur politique à la fois autonome et fortement attaché aux œuvres de Rousseau, bien que ce dernier ne défende pas la violence politique du terrorisme de la vertu dans ses textes. Sa théorie de la Révolution, Robespierre la fonde sur des principes que l’on peut retrouver dans le Contrat Social ; mais cette théorie elle-même en est absente, si elle n’y est même peut-être opposée. Ses considérations sur la représentation nationale suivent le même schéma : en opposition à Rousseau, mais en conciliation avec lui. Robespierre interprète le Contrat Social dans un moment historique précis, dans le cours des évènements du monde : les états généraux, la prise de la Bastille, la prise des tuileries, la guerre, ou encore la mort. A ce titre, il est aussi un passeur de Rousseau dans la tradition politique française, notamment de gauche. Babeuf se réclamera de Robespierre en 1796 ; Victor Hugo, dans Les misérables, fait résonner les principes de Robespierre et de Saint-Just à travers le personnage d’Enjolras ; en 1871, la Commune de Paris prendra également des mesures inspirées, depuis longtemps, par les robespierristes. L’héritage de Rousseau au sein de la vie politique française ne pourrait se passer d’un tel détour.

Bibliographie

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  1. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Dédicace aux mânes de Jean-Jacques Rousseau, cité dans MAZAURIC Claude, Maximilien Robespierre dans l’ombre vivante de Jean-Jacques Rousseau in Robespierre : portraits croisés, Paris, Armand Colin, 2014, p. 31. ↩︎

  2. Ibid. ↩︎

  3. Voir DENIS Yves, Robespierre, entre Rousseau et Marx in Les géants de 89 : la liberté ou la mort, Romorantin, Martinsart, coll. « Les grands révolutionnaires », 1977, p. 323. ↩︎

  4. Voir Ibid. ↩︎

  5. LEUWERS Hervé, Robespierre, Paris, Fayard, 2014, p. 51. ↩︎

  6. Ibid., p. 54. ↩︎

  7. LEUWERS Hervé, Un avocat entre le palais et l’espace public in Robespierre : portraits croisés, Paris, Armand Colin, 2014, p. 16. ↩︎

  8. Ibid., p. 17. ↩︎

  9. Ibid., p. 22. ↩︎

  10. Nous reprenons ici le titre de l’article d’Hervé Leuwers dans Robespierre : portraits croisés↩︎

  11. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Sur l’organisation des gardes nationales (5 décembre 1790) in Œuvres, F. Cournol, 1867, p. 189. ↩︎

  12. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Sur le suffrage universel (11 août 1791) in Œuvres, p. 202-203. ↩︎

  13. Ibid., p. 203. ↩︎

  14. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Sur la guerre (aux Jacobins le 18 décembre ↩︎

  15. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Pour des mesures de Salut Public (aux Jacobins le 8 mai 1793), cité dans DENIS Yves, op. cit., p. 338. ↩︎

  16. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Sur la guerre (aux Jacobins le 18 décembre ↩︎

  17. ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social, Marc Michel Rey, 1762, p. 56. Voir DENIS Yves, op. cit., p. 325. ↩︎

  18. ROBESPIERRE (de) Maximilien, op. cit., p. 234. ↩︎

  19. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Sur la constitution (10 mai 1793) in op. cit., p. 281. ↩︎

  20. ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social, p. 22. ↩︎

  21. Ibid., p. 16-17. ↩︎

  22. GUILLEMIN Henri, Robespierre : politique et mystique, Bats, Utovie, 2012, p. 351. ↩︎

  23. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Contre le philosophisme et pour la liberté des cultes (1er frimaire an II/21 novembre 1793 aux Jacobins) in Discours sur la religion, la République, l’esclavage, la Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2006, p. 49. ↩︎

  24. ROUSSEAU Jean-Jacques, Émile ou de l’éduction, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 620. ↩︎

  25. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Discours préparé contre le veto royal en octobre 1789 in Œuvres, p. 20. ↩︎

  26. ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrat Social, p. 214. ↩︎

  27. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Le défenseur de la constitution, n°5, 1792, p. 222. ↩︎

  28. Voir VAN DER HALLEN Thomas, Robespierre et le problème de la représentation, 27 avril 2012 ( http://www.penser-la-transformation.org/colloque/2012-04-27_van_der_hallen.htm) [consulté le 12/05/2015] ↩︎

  29. Ibid. ↩︎

  30. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, article 35 ( http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-du-24-juin-1793.5084.html) [consulté le 26/05/2015] ↩︎

  31. ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, précédé de Discours sur les sciences et les arts, Paris, Librairie générale française, 2007, p. 131. ↩︎

  32. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI (3 décembre 1792) in Œuvres, p. 247. ↩︎

  33. SAINT-JUST (de) Louis-Antoine, Rapport au nom du comité de salut public sur le gouvernement (10 octobre 1793) in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 643. ↩︎

  34. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire (25 décembre 1793) in Œuvres, p. 308, note 56. ↩︎

  35. Ibid. ↩︎

  36. ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts in Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, précédé de Discours sur les sciences et les arts, p. 41. ↩︎

  37. GUILLEMIN Henri, op. cit., p. 381. ↩︎

  38. Voir VAN DER HALLEN Thomas, op. cit. ↩︎

  39. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Discours du 8 thermidor an II, cité dans VAN DER HALLEN Thomas, op. cit. C’est nous qui soulignons. ↩︎

  40. BOULAB-AYOUB Josiane, Robespierre, un Rousseau au pouvoir ! in Jean-Jacques Rousseau et la Révolution : actes du colloque de Montréal (27-28 mai 1989), Ottawa, Association nord-américaine des études Jean-Jacques Rousseau, coll. « Pensée libre » n°3, 1991, p. 163. ↩︎

  41. ROBESPIERRE (de) Maximilien, Le défenseur de la constitution, n°8, 1792, p. 420. ↩︎

  42. Voir BOUDON Julien, Les Jacobins : une traduction des principes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2006, 760 p. ↩︎