Les aventures (peu) animées de la chose politique

L’inertie politique durant la campagne présidentielle de 2017.

Parce qu’il faut bien faire quelque chose…

Les argumentaires sont vains : on convainc rarement les non-convaincus. Le militant, posté devant sa porte, n’aimante guère les passants. Bien au contraire, les tracts agissent comme un repoussoir : on évite l’obstacle comme on contourne un fou, un importun, ou le représentant de la secte locale. Au mieux, on prend le papier, comme le gratuit qui nous est déjà mis dans les mains, et par là on paye son ticket pour la tranquillité. Le militant a fait un pas dans la révolution, le passant continue sa course.

Ce qui n’est pas déjà saisi n’existe pas. Un pas de trop, et vous trébuchez dans le néant. Avant de parler à quelqu’un, il faut donc savoir comment il va nous entendre.

Parler de politique ? « Tous les mêmes », « moi de toutes façons, je ne vote pas/plus ». Et ainsi se termine l’argumentaire. Et si jamais vous tombez su un habitué, le mur ne fait que changer de revêtement. Vos mots vous trahissent, et rapidement celui qui vous reçoit vous tend la main, saisit votre langue pour la ranger parmi les autres, soigneusement classée et étiquetée dans les tiroirs du moment : « de droite », « de gôche », ou encore les universels « facho » ou « stal ». Les tiroirs, comme l’argent et les données publicitaires, ça circule ; et, un beau jour, vous vous réveillez, dépouillé de votre corps, face à ce fantôme qui porte votre nom, votre visage, votre discours, mais qui n’est pas vous, un vieux montage en Ms-Paint sur le mur de votre écran en lettres de sang : « hollande m’a tuer ». L’être que l’on croyait « propre », authentiquement moi, s’est perdu, enlevé par des voleurs par imprudence eux-mêmes paumés au milieu de nulle part. Et voici que je regarde ce cadavre agité qui est censé être moi, commenter les statuts facebook d’autres spectres grabataires, débattre et se situer dans un univers complètement stérile.

Le but, c’est de sortir de là. Ou plutôt d’atterrir quelque part. Et comme on est rien sans les autres, qui ont visiblement le pouvoir de décider de mon sort, je dois bien m’adresser à eux, les atteindre, trouver la porte qui les amènera à voir ce que nous avons tous les deux perdu, et le moyen de le récupérer – ou à défaut, d’y mettre quelque chose de moins volatil à la place.

On comprend bien des choses : voir, remarquer une chose, c’est déjà la comprendre. Mais comme tout est déjà là, le monde est bien ennuyeux. Cet affichage publicitaire que vous voyez, vous comprenez son sens – tellement bien que vous n’avez guère besoin de vous arrêter dessus pour ignorer sa banalité. La voiture qui passe, la vitrine de magasin tout comme la bétonnisation intégrale du paysage n’a aucune étrangeté pour vous. Sans même le savoir, vous savez déjà que :

– des choses sont achetables (la publicité) ;

– les choses ont une utilité (la voiture roule) ;

– je peux acheter des choses utiles (la publicité présente une voiture) ;

– le monde est aménagé pour les choses utiles (je suis un marginal sur le bas côté de la route des choses utiles).

Dans ce monde de choses utiles, bombardé jusque dans vos rêves du savoir que vous y avez acquis depuis votre naissance, vous vous ressaisissez dans vos moments de doute : – « Il faudra bien que tu fasse quelque chose de ta vie » – « Certes oui, papa-chose ». La vie, l’existence, est une matière exploitable. Ainsi, vous êtes votre propre patron. À vous d’en faire une start-up innovante, et de gagner votre place dans le merveilleux pays des choses. Et si vous avez bien affirmé votre utilité, le monde vous récompensera de la multitude d’opportunités dont vous pourrez remplir les joyeuses babines de vos bébé-choses, et de gagner le confort chosal amoureusement partagé avec votre femme-objet – « Ô ma douce Chosie, si nous faisions des choses ? ». De votre mort, il restera des tas de choses, partagées entre les bébés devenus utiles (enfin !) ; le monde décidera de votre sort en fonction de la valeur de vos restes. Une fois les modes et les destinées chosales accomplies, il ne restera même plus de vous un instantané, dernier bris d’une bouteille à la mer pour qui saurait y lire le signe d’une existence passée – aussi chosale soit-elle. Chose vous êtes venus au monde, chose vous y restez. Cette image, votre arrière petit-chose l’aura vendu au marché aux puces, encombrant inutile descendu du grenier, qui aura peut être trouvé un sens aux yeux d’un passant : pour le cadre.

Et vous n’êtes plus rien – un allume feu, ou un déchet, même pas trié dans la poubelle de recyclage.

Sans doute, votre existence – y compris dans la mort –aura répondu, d’un bout à l’autre, aux critères communs de réussite. Vous avez existé, vous, homme qui avez réussi. Dès votre naissance, vous avez permis d’exister à cet individu – disparu bien avant vous – qui a confectionné votre pyjama préféré (dont vous ne vous rappelez plus) ; vous fûtes la fierté de ce professeur qui fit réussir son élève ; enfin, votre acharnement a permit à d’autres, à leur tour, de venir au monde en se rendant utile à votre utilité.

Sans doute, les pauvres bougres firent-ils de même. Dans l’histoire, tout le monde s’est rendu utile, non pas pour donner un sens à une existence vide, mais pour avoir le droit d’exister ; une existence toute particulière : elle se perd dans des autres sens toujours déjà là : ce n’est pas moi qui définit l’utile, mais l’utile qui me définit (sans quoi je devrais avoir le droit d’exister sans être utile), utile auquel je participe et que j’alimente tout au long de mon existence chosale.

La fin heureuse : ce monde semble marcher – comme une machine – tout seul, car il n’appartient visiblement à personne. Un vaste édifice fantômatique.

L’utilité n’est pas le caractère du monde, pas plus que la chose. Ils sont seulement, dans cette histoire, l’expression de la situation de notre époque. Nous vivons dans une réalité où tout est toujours déjà défini, et où tout ce qui peut être ne peut qu’être déjà. En ne pouvant ni faire autre chose, être autre chose, dire autre chose, la seule possibilité d’existence qui subsiste est celle qui est déjà devant vos yeux. Elle ne revêt certes pas le caractère de la dictature grossière de vos livres d’écoles : vous êtes libres de choisir, et de dire non. Et les refus, les « non ! » que vous pouvez ne serait-ce que concevoir sont les « non » réalistes. Choisissez une carte ! Le reste n’est qu’impasse. Et alors aurez vous librement trouvé votre place dans ce monde. À nouveau.

Maintenant, parlons un peu de politique.

… comme de la politique dans un monde clôt

Depuis le temps, le monde est bien rodé. Il se passe régulièrement une pièce importante à la réalité : des « non » et des « oui » se disputent. Les chroniqueurs sportifs, penseurs autorisés ressortent leurs souvenirs de cours magistraux sur la ballistique en journalisme. Gloire à celui qui aura su prédire la trajectoire des mots lancés par le candidat, la réfraction de sa gestuelle et la force d’impact dans les yeux du public illuminé : conquis, ils jettent aux pieds des élus – car ce sont les grands sélectionnés du monde qui ont le droit d’exister comme « candidats » – des enveloppes garnies d’un « oui » qui sanctifie : le public a trouvé une utilité à sa journée, en rendant enfin utile – comme l’aboutissement d’un long parcours – ce dieu du stade. Le vainqueur est celui qui reçoit du monde le plus d’existence ; quant au physicien qui l’aura prédit, tout le monde l’aura oublié, excepté peut-être les confrères de son petit milieu.

Dans notre monde, il n’y a aucun complot, ou alors pour celui qui arrive à donner un sens à la vie d’autres paumés en leur vendant sa mécanique cosmique. Les penseurs autorisés ne sont ni plus autorisés ni plus savants que vous et moi. « Tout ce qui est l’est déjà, il n’y a pas d’effet sans cause, c’est une évidence que nous n’avions pas vu ». Les « observateurs » observent les choses depuis plusieurs mois, et grâce à eux tout s’explique. Mais, au fait, quel rôle jouent-ils, ces observateurs ? Je suis bien libre de ne pas aller au stade – et de le faire savoir haut et fort au public qui s’y rend. Dans le fond, il suffit que je reste chez moi, que je les ignore, et que j’aille me promener : je me sens bien libre d’échapper au monde.

Le monde n’échappe pas aux critères d’existence qui nous régissent : le monde s’enferme sur lui-même. Sortir ? Pour aller où ? Le béton que j’ai coulé pour me réussi comme hommauto1 balise les routes, les chemins praticables, l’être du monde tout court. « Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes »2 : oui, mais il n’y a nulle part où aller car il n’y a plus rien à découvrir. Alors, je préfère rester chez moi. Mais les volets clos, le silence et l’ennui me tourmentent. Les étagères pleines de bibelots – une partie de mon accomplissement mondain – sont en réalité bien peu bavardes. Je me sens seul. Vide. Inutile. Angoissé. « Je »… J’allume l’écran, et je fais le plein d’être. Je commente, j’aime, je « ha ha », je regarde, je suis, j’existe3. Ainsi, le monde est directement servi à domicile. Et comme je suis condamné à vivre, et qu’il faut bien vivre dans le monde…

Il n’y a guère de voile, d’illusions savamment orchestrées. Le monde à notre époque est médiatisé, c’est-à-dire que l’être lui-même est médiatique. Mon opinion, celle du journaliste, la façon dont je vois les choses et oriente mon action a lieu dans et par ce monde médiatique. Les personnages politiques sont de ces grands mythes sortis de nulle part – comme le classe routière d’une voiture classe qui me donne le droit à une existence écrasante sur les chemins de la vie, ou l’exotisme fumeux d’une Camel – qui sont pourtant là et font être dans le monde. Ce sont des valeurs qui surgissent et prennent force d’évidence. Un beau matin de février 20104, les français ont eu la vision que Dominique Strauss-Kahn serait le président idéal. Les observateurs eurent le temps d’observer ce miracle, mais pas d’en calculer la cause. Le mythe a brusquement pris une autre direction : la chambre, la salle de bains, puis la chasse d’eau. Depuis, il n’a pas plus d’existence qu’il n’en avait la veille de son surgissement matinal dans l’esprit des français.

Nous l’avons dit, tout s’explique, le monde est (un mécanisme) bien rodé. Ainsi le spectateur comme le journaliste finit par voir des lois naturelles là où il n’y avait que les tours de clé d’un monde qui s’enferme chaque fois plus en lui-même. L’alternance : quand le monde bascule d’un côté, il ne peut basculer à nouveau que dans l’autre sens. La politique obéit ainsi aux lois de la consommation : au bout d’une saison de produits, il faut du changement, sans quoi le consommateur n’aura plus rien à consommer. À l’instar de ce dernier, le consommateur politique a besoin de politique. Le marché politique, à chaque saison, propose une nouvelle offre. Qui fait qui ? Le marché qui obéirait à un prétendu comportement naturel du consommateur – étudié par les plus sérieux sociologues et autres boutiquiers – ou le consommateur qui s’aligne sur le « réalisme » de la réalité ? On en revient toujours au même point. L’un et l’autre entretiennent une existence figée en faisant quelque chose. En choisissant à chaque saison des candidats réalistes, c’est-à-dire admis dans le club de la réalité établie, le citoyen change effectivement les choses. C’est un changement dans l’ordre établi : en ce sens, le seul changement possible – le reste n’est qu’utopie, hors du réel. Comprenez bien que ce n’est pas un faux changement. Dans notre temps, le vrai changement est un changement qui ne change rien5.

Le changement, c’est maintenant : vous voyez bien, rien ne change. Faites la révolution d’une invincible force tranquille, avec la sérénité de l’ordre de rigueur. Mettez-vous en marche, avec moi, et ensemble nous redéfinirons les points cardinaux : remplaçons la gauche et la droite par l’est et l’ouest – « Le nouveau clivage est entre progressistes et conservateurs » déclare Emmanuel Macron : c’est-à-dire qu’il est le même qu’avant puisque c’est là précisément le sens de l’opposition entre droite et gauche. En élisant un patriote, je peux vous garantir que, demain, vous vous sentirez français, car c’est ce qui fait un patriote – et donc un français – que de soutenir le patriote – c’est-à-dire moi. Entrez dans la communauté du peuple (la seule !), la Volksgemeinschaft, et vous serez du peuple.

Les dictatures sont les alliés du monde libre ; la bombe est propre ; vive l’éco-tourisme : « détruisez res-pon-sable ». Consommez de l’industriel sain : soutenez l’industrie du bio (taux de PCB dans le sol garanti).

La fameuse fausse parole6, le langage unidimensionnel7, la LTI8 des nazis et de la publicité9, que vous avez déjà remarqué depuis bien longtemps. D’ailleurs, c’est pour cela que vous ne votez plus, car il faut du changement. Parce qu’il faut bien faire quelque chose

Parce qu’il faut bien faire quelque chose !

… comme par exemple, faire preuve d’un peu d’imagination, d’abstraction. Si vous voulez du réalisme contre cet ensemble fantômatique qui paraît irréel, si vous voulez que surgisse la responsabilité dans ce chaos insensé, alors Manuel Valls est votre ami. « Chacun doit prendre ses responsabilités » fut la maxime de tout un quinquennat passé à développer une politique légitimée par personne si ce n’est le « réalisme ». Les hommes politiques mythologiquement élus – légitimés par leur « existence à responsabilités » – par le peuple sont en réalité des technocrates appliquant la loi naturelle de la réalité ambiante – les lois de l’économie, pour d’autres les lois d’ailleurs. L’homme est réduit à ne plus pouvoir croire que ce qui est possible de croire : les faits, le réel. Et en cherchant dans les faits, le changement, c’est l’alternance. Puisque ce changement a : – de toutes manières lieu sans moi ; – de toutes manières aucun effet ; alors je ne vote plus.

Au plus la mythologie politique prend la froideur et le goût du métal technocratique, de la chair inerte du cadavre gelé, au plus l’individu ressemble à son monde en y vivant : le progrès technique fait sans doute que la machine tourne toute seule. Et le lien politique disparaît progressivement du paysage d’existence : c’est d’abord une politique sans fil, puis une politique qui se fond dans un ensemble plus grand, jusqu’à l’obsolescence et la disparition.

Les observateurs et les spécialistes, fins connaisseurs des lois naturelles de la gouvernance, remplacent alors le mythe par la raison. L’aboutissement de cet univers est la disparition de toute démocratie, progressivement perçue comme un obstacle. Le changement politique doit correspondre à la réalité – ce que veulent les français. Il va donc de soi que les obstacles à l’expression du réel disparaissent – les marginaux. Cette disparition est déjà entamée.

Rappelons que l’existence est médiatique. Depuis cette année, la loi n’impose plus de strict temps de parole en période de campagne politique. La logique est de mieux exprimer le paysage réel : les candidats les mieux placés dans les sondages sont les plus visibles. Ainsi les citoyens portent leur préférence sur les seuls qui existent – portés par les sondages. Ainsi les observateurs voient-ils ce que leur technique – fondée sur une théorie et des préjugés inquestionnés – leur permet de voir. Ainsi une vision réduite réduit le monde qui la réduit à son tour, et ainsi de suite.

Le jour où les élections coûteront trop cher – devant la dure réalité de l’exercice du pouvoir –, on privatisera la légitimation du pouvoir en laissant le soin aux instituts de sondage, aux spécialistes, et aux boutiquiers de nommer les responsables politiques. Ou alors, les députés et les présidents seront nommés à la suite d’un concours de la haute fonction publique.

Tant qu’on peut encore s’aventurer un peu, surprenons le système inerte. Pourquoi ne pas élire l’utopiste qui propose de changer le monde ? (même si ce « changer le monde » sonne tout relatif quand on prétend le faire dans l’univers admis d’une élection présidentielle et législative). Cela vaut le coup d’essayer : de toutes façons, la saison prochaine, l’offre sera d’autant plus réduite. La faute à la crise, enfin, la faute à quelque chose, parce qu’il faut bien quelque chose.


  1. Néologisme de Bernard Charbonneau, L’hommauto, 1967. ↩︎

  2. Jean-Paul Sartre, La transcendance de l’Ego, 1934. ↩︎

  3. Descartes, Méditations métaphysiques, deuxième méditation. ↩︎

  4. Le candidat DSK a été inventé par les médias le 3 février 2010 dans un sondage CSA. Il surgissait brutalement comme l’adversaire idéal de Nicolas Sarkozy. D’un bout à l’autre, ce sont les sondeurs qui l’ont mis à cette place en ne laissant le choix aux sondés qu’entre lui et Martine Aubry : les sondés n’ont jamais porté, à l’époque, d’eux-mêmes DSK en vainqueur. ↩︎

  5. Pour les curieux, voir Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, « L’enfermement de l’univers politique » et « L’univers du discours clôt ». ↩︎

  6. Armand Robin, La fausse parole, 1953. ↩︎

  7. Marcuse, op. cit. ↩︎

  8. Victor Klemperer, LTI, la langue du troisième reich, 1947. ↩︎

  9. Avant que ce terme ne soit trop compromettant, on employait le mot de « propagande » pour désigner la publicité. Voir Edward Bernays, Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie, 1928. ↩︎