Je suis Charlie : réseaux sociaux et jugement de masse

*Cet article, rédigé à la suite des attentats de 2015, est une version remaniée de Préjugement et destruction du réel écrit quelques jours plus tôt.

Günther Anders, à travers une analyse de l’évènement retransmis par la radio et la télévision comme marchandise, définissait deux axiomes de l’ « ontologie de l’économie » qui, dans un monde comme fantôme et comme matrice1 – c’est-à-dire où l’individu qui vit constamment sous un flux d’informations en temps réel est condamné à une interprétation réduite et faussée – devenaient les principes ontologiques du monde lui-même.

Le premier axiome de l’ontologie de l’économie, consiste en ce que « ce qui n’a lieu qu’une fois n’est pas »2. Le modèle n’est que pour être reproduit3, et ce qui a lieu n’a lieu qu’en série. L’être ne se dit qu’au pluriel, en tant que série4. Cette réalisation parfaite de la méthode expérimentale concorde tout à fait avec l’exemple des « réseaux sociaux ». Un jugement, s’il est, est pour être reproduit. L’individu qui s’exprime sous cette forme inscrit sa propre interprétation dans une série de jugements identiques : il retransmet instantanément un avis, une opinion, une phrase, une nouvelle, qui est retransmise aussitôt par un autre. Ce nouveau comportement s’exprime remarquablement à travers le phénomène du Je suis Charlie5.

Je suis Charlie n’est pas un « slogan », contrairement à la manière dont on le présente habituellement ; ce n’est pas un texte, une phrase qu’il suffit de dire pour que son sens éclate au grand jour et rassemble tout un monde. C’est en réalité une image, un texte blanc ou gris-clair sur fond noir ; et si cette image est trop courante, on s’arrange pour se prendre en photo tenant cette image – encore une ! – ou pour se prendre en vidéo avec cette image en prononçant la phrase. En somme, le sens de Je suis Charlie n’apparaît pas dans la phrase, mais dans son image : il tient plus du symbole que du slogan. Son sens, d’ailleurs, est tout sauf clair : tout le monde y adhère, sans pour autant pouvoir l’expliquer réellement ; on nous expliquera pourquoi le moindre fasciste d’extrême droite s’y retrouve avec le démocrate modéré ou encore l’apolitique déclaré. Je suis Charlie est autant porteur de sens que ses « dérivés » : blagues provocatrices de mauvais goût – à la Dieudonné ou à la Le Pen – ou innombrables variantes sur les prénoms ou les fonctions – Ahmed, flic, etc*…* Mais que signifie alors Je suis Ahmed ? Que moi aussi, « je suis » policier ? Que moi aussi, « je suis » flic ? Si ce slogan a si bien marché, c’est qu’il ne signifie rien d’autre que « je suis ». Le prédicat (Charlie, Ahmed) que l’on s’attribue nous identifie de fait à l’évènement médiatique en cours. Ce Je suis n’est pas n’importe lequel : il nous permet d’accéder à la réalité en nous inscrivant dans l’évènement en cours ; je suis comme les je suis de cette foule retransmise à la télévision, soutien fantomatique qui existe dans mon salon et qui m’apparaît plus vrai et plus réel que mon (trop) petit soutien personnel lancé dans le monde concret.

Chaque individu qui « partageait » cet élément depuis son ordinateur ou son téléphone ou son imprimante accédait du même coup à la réalité retransmise en temps réelle par les médias de masse : il faisait partie des événements en cours, c’est-à-dire de la « vague de soutien sans précédent » livrée par les médias de masse. Il était très rare d’observer un message de soutien, un avis, une expression différente de ce jugement de masse, tout simplement parce qu’un tel jugement, trop singulier, n’aurait pas pu accéder à la réalité. C’est ainsi que s’explique également l’étrange réalité que prennent aujourd’hui des rumeurs diverses, comme celles alimentées par l’extrême droite lors des journées de retrait de l’école, durant lesquelles des parents donnaient plus de réalité à une information retransmise en masse par les réseaux sociaux qu’au démenti apporté par la réalité concrète elle-même. Le jugement ne prend de valeur qu’en masse, qu’en tant qu’il est reproduit en série. Ce premier axiome de l’ontologie de l’économie se voit d’autant plus vérifié aujourd’hui avec l’exemple des réseaux sociaux.

On nous répondra que rien n’empêche l’individu de « lancer son jugement », comme on lance son entreprise, en espérant qu’il devienne un jugement de masse ; de cette manière on sauverait, il est vrai, le jugement critique. Mais le concept même du jugement est devenu, de fait, celui du jugement de masse. Le jugement est avant tout quelque chose qui se reproduit, et non quelque chose qui se crée dans ce but. Si donc l’individu doit exprimer un jugement critique, c’est dans un jugement reproduit qu’il n’aura pas lui-même formulé. Son interprétation est ainsi toujours déjà celle d’un autre, bien que cet autre – le jugement « originel » – soit lui aussi perdu dans la reproduction en série. Le jugement solitaire, l’interprétation seulement personnelle, ne vaut pas le coup, tout comme voyager, être, sans être reproduit en photo6, n’est qu’une perte de temps, du gaspillage. Finalement, l’individu se retrouve, comme tout à l’heure, en train de reproduire un préjugé face à l’image arrangée de la foule en liesse : s’il n’est pas d’accord, c’est qu’il fait partie « de ceux » qui ne sont pas d’accord, d’un jugement de masse déjà connu et déjà travaillé. Il existe même, en politique, des « boussoles »7 pour permettre à celui ne trouverait pas son propre reflet dans les fantômes quotidiens qu’on lui livre de trouver l’opinion de masse qui lui convienne.

Il reste cependant un cas où le jugement de masse est impossible : si l’individu situe son jugement dans un jugement en série, il faut que le sujet ait déjà été jugé. Est-il possible de trouver encore une zone vierge, une opinion qui n’ait jamais été formulée, bref, un jugement neuf ? A première vue, un tel jugement ne pourrait s’exprimer – du moins au début – que sous la forme d’un jugement personnel, et non d’un jugement de masse ; mais ce serait là ignorer le second axiome de l’ontologie de l’économie : « ce qui n’est pas exploitable n’est pas »8. Le monde, avec cet axiome, devient être pour être travaillé : c’est une forme de justification de l’idéalisme. Sans l’individu qui le travaille, le monde n’est pas achevé : c’est plutôt une forme de chaos ou de gaspillage. « Ce qui se contente d’être sans l’home qui le travaille n’existe pas. Ce qui se contente d’être est gaspillé. »9. Cette zone vierge dont nous parlons peut-elle encore exister ? Si n’existe plus que ce qui est travaillé, alors il y a fort à parier qu’il n’existe plus rien à « juger » : on juge et on interprète ce qui est, c’est-à-dire le préjugé retransmis par les médias de masse ou les réseaux sociaux, ce qui s’indique du même coup comme le seul horizon d’interprétation possible. Autrement dit, il n’y a plus rien à juger au-delà de ce qui l’a déjà été, et l’individu qui inscrit son interprétation dans un jugement en série est assuré d’avoir accès à un avis sur tout.


  1. ANDERS Günther, Le monde comme fantôme et comme matrice : considérations philosophiques sur la radio et la télévision in L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, Trad. de l’allemand par Christophe David, Paris, Encyclopédie des nuisances, coll. Ivrea, 2002, 360 p. (EO : Die Antiquiertheit des Menschen 1 ; über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1956.) ↩︎

  2. ANDERS Günther, op. cit., §22, p. 204 ↩︎

  3. Notons ici que cette dualité entre le modèle et la série trouvera un écho remarquable dans Le système des objets de Jean Baudrillard en 1968 (BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Paris, Gallimard, coll. Tel (n°33), 1978, p. 191-217 « Modèle et série »). ↩︎

  4. ANDERS Günther, op. cit., p. 205 ↩︎

  5. « Slogan » partagé à plusieurs millions d’exemplaires sur internet à la suite de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. ↩︎

  6. L’autoportrait instantané partout et à tout moment est devenu d’un usage si courant que le mot selfie est maintenant entré dans les dictionnaires. ↩︎

  7. « La boussole présidentielle », apparue en France lors des élections présidentielles de 2012. http://www.laboussolepresidentielle.fr [consulté le 11/1/2015]. ↩︎

  8. ANDERS Günther, op. cit., p.210 ↩︎

  9. ANDERS Günther, op. cit., p.216 ↩︎